Une anthropologie à partir de saint Jean de la Croix À PROPOS D'UN OUVRAGE RÉCE

Une anthropologie à partir de saint Jean de la Croix À PROPOS D'UN OUVRAGE RÉCENT 1 La philosphie s'est depuis toujours interrogée à propos de la mystique ; il lui semble que celle-ci lui dessine les lieux précis de sa propre recherche, qui ne peut cependant pas en assumer les principes. En réalité, le discours mystique donne à penser. L'ouvrage d'Alain Cugno cherche à recueillir ce que Jean de la Croix évoque de l'homme. Dégageons-en les grands axes, en situant d'abord la mystique par rapport aux discours philosophique et théologique, ar- ticulant ensuite les moments essentiels de l'anthropologie impliquée par la doctrine du maître espagnol2. I. —— MYSTIQUE ET ANTHROPOLOGIE Nous avons à nous demander, au seuil de cette analyse, s'il est légitime de chercher une anthropologie dans un texte mystique. Par anthropologie, on entend un discours cohérent sur l'homme ; or le mystique s'intéresse à Dieu seul, non à l'homme ; comment peut-on donc prétendre tirer de ses dires une anthropologie, sans en trahir l'intention ? Il ne suffit pas d'y reconnaître des mots, des structures, augustiniennes ou thomistes, car tout discours cohérent modifie les éléments qu'il assume selon les lois de sa propre fonda- tion. Il ne convient pas non plus d'en extraire de force une vision sur l'homme, en la faisant ainsi passer de l'implicite à l'explicite ; cette opération en effet ne peut que réduire l'implicite à tout autre chose qu'à ce qu'il est vraiment en sa particularité. L'anthropologie que nous cherchons n'est pas simple vêtement pour la pensée, ni 1. Alain CUGNO, Saint Jean de la Croix, Paris, Fayard, 1979, 264 p. (nos références renvoient à cet ouvrage par le sigle J suivi du chiffre de la page). Cf., du même auteur, « Mystique et confession de la foi », dans La Confession de la foi. Textes présentés par Cl. BRUAIRE, coll. Communie, Paris, Fayard, 1977, p. 117-136. 2. Chaque chapitre de J déploie d'abord organiquement les axes essentiels des écrits de saint Jean de la Croix et leur fécondité philosophique ; la biographie du saint permet ensuite de montrer la manière dont fut vécu ce qui s'énonce dans les thèmes précédents ; la présente étude s'appuiera essentiellement sur les pre- mières narties des chanitres. 552 P. GILBERT, S.J. vision inconsciente, mais elle est déterminée, consciente et cohérente. Deux objecteurs se font ici entendre : le philosophe dira que parler de Dieu n'est point parler de l'homme, qu'en anthropologie le mys- tique n'a donc rien à nous apprendre ; le théologien, quant à lui, objectera que le discours mystique est un faux discours, puisqu'il est fondé sur une immédiateté avec Dieu, sans que les médiations ra- tionnelles y jouent quelque rôle. Reprenons ces deux objections : la mystique parle-t-elle de l'homme ? Est-elle immédiateté de l'âme avec Dieu ? Nous verrons comment les réponses à ces deux ques- tions dessinent ce lieu anthropologique de la mystique qu'est le désir, 1. Anthropologie et question de Dieu Que le philosophe refuse d'entendre le mystique à propos de l'homme, on peut invoquer en ce sens des raisons de principe. Si la philosophie se déploie selon une loi d'immanence qui permet la compréhension de ce qui est à l'intérieur de l'ordre de l'identique, elle s'oppose à la démarche mystique, qui est au contraire tournée hors de soi, visant la participation à ce qui lui est autre 3. Dans la mesure où le philosophe est prince de la raison et vu que celle-ci légifère selon des lois fondées en elle-même, le mystique, convoqué devant la raison, ne peut produire aucun titre de crédibilité. La question est dès lors celle de la philosophie et de sa consti- tution, Or est-il si sûr que la raison puisse fonder sur elle-même non seulement ses lois, mais encore son contenu ? Si tel était le cas, la philosophie serait à elle-même sa propre origine, l'acte de pen- ser serait l'acte de liberté ; il s'ensuivrait que tout questionnement se résorberait dans la magnifique coïncidence de soi à soi. Dans cette perspective, on le voit, la philosophie signerait son acte de décès. « Si la philosophie transformait en elle-même ce qu'elle exa- mine, il faudrait trouver, pour philosopher, un domaine purement philosophique, où les questions et les réponses tourneraient en rond» (J 26). La réflexion conceptuelle qui, certes, ne se réfère qu'à elle-même, ne peut donc ignorer « ses propres conditions de naissance et d'assimilation » 4. Ceci admis, il faut encore que l'autre de la philosophie ait assez d'universalité pour que le philosophe puisse s'y intéresser. Le té- moignage intime, en effet, ne donne pas prise à la réflexion, à moins qu'on ne le transpose en le trahissant. Mais précisément le dis- cours mystique prétend à l'universalité. Au nom de quoi ? En ce 3. Cf. G. MOREL, Le sens de l'existence selon Saint Jean de la Croix, t. ï : Pro- blématique, coll. Théologie. 45, Paris, Aubier, 1960, p. 16. 4. Cl. BRUAIRE, Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968, p. 8. ANTHROPOLOGIE D'APRÈS JEAN DE LA CROIX 553 que la question qui le traverse « est la question de Dieu. C'est par là d'ailleurs que (les poèmes de Jean de la Croix) se placent au centre de toute question» (J 14). Car rien n'est plus important que la question de Dieu si, dit finement l'auteur, Dieu existe ; « s'il se trouve que Dieu n'est pas, se demander s'il existe est fort im- portant, mais de moindre portée » (J 14), cela ne concernant que le fonctionnement de la pensée ; mais si Dieu existe, la question de Dieu devient la question ultime et fondamentale, car elle ouvre effectivement la pensée à ce qu'elle ne peut ramener à soi ; l'hom- me, comme questionnement, entre alors dans l'ordre de l'être. Paradoxalement, la question ultime n'est elle-même pensable que si ce vers quoi elle est orientée lui donne d'être question ; aussi, l'homme, comme questionnement, n'est-il tel que par ce qu'il ques- tionne ultimement, Dieu. De la sorte, l'existence de Dieu s'inscrit, non pas en son affirmation conquise, mais dans la question ultime elle-même où, donnant vigueur, la Présence s'efface en liberté. Il s'ensuit que l'homme comme questionnement n'a de consistance que par la tranquille affirmation de ce vers qui il questionne. « Aussi bien, parce qu'il ne pose pas la question ' Dieu existe-t-il ? ' Jean de la Croix la prend-il dans sa force la plus grande » ( J 15). La mystique, qui parle de Dieu, joue ainsi un rôle essentiel auprès du philosophe en témoignant de la transcendance qui est à elle-même son propre index et dispose l'écart où pourra s'élaborer hors de l'abstraction la question philosophique. 2. Mystique et rationalité Mais la mystique est-elle capable de maintenir les droits de Dieu face à la rationalité ? N'est-elle pas une relation immédiate de l'âme à Dieu ? Il convient de bien comprendre cette affirmation • l'immédiateté n'est pas la fusion, et le discours mystique tout entier est intérieur à la foi, laquelle est, par essence, non intuitive. D'ail- leurs, la certitude absolue de la foi ne s'identifie pas adéquatement à ses expressions pourtant nécessaires : la foi est « éminemment critique» (J 17). Le discours mystique en tire quelques caractéris- tiques : il est négatif, critique et analytique. C'est un discours négatif. La négation ne porte pas sur l'« absolu » dont il faudrait refuser tout contour : le Dieu de Jean de la Croix est celui de Jésus-Christ, proclamé dans le Credo. La négation vise à reconnaître à Dieu le principe de sa générosité et elle donne à la foi sa pleine dimension : « Croire, c'est ne rien voir de ce que l'on croit » ( J 38-39 ). Non pas que la foi soit aveugle, mais elle laisse advenir vers elle ce qui est au principe de soi. Dieu. Il s'agit dès lors de nier ce qui contredit cette ouverture au don de Dieu, c'est-à-dire une foi qui se voudrait savoir, vérifié selon la rigueur 554 P. GILBERT, S.J. de la raison solitaire et mesurante. La négation est possible et légitime quand elle se fonde sur un don et un accueil. La foi con- naît un Dieu qui, entrant en alliance avec l'homme, est maître de son action. Dieu se fait présent à l'âme ; la certitude de la foi se fonde sur cette présence ; l'homme avoue son aveuglement propre et confesse que la lumière lui est donnée : « Dieu apparaît alors non seulement comme Celui qui dit qui il est, mais aussi Celui qui tra- vaille le cœur de l'homme au plus intime, pour pouvoir être cru quand il se dit lui-même» (J41). Négation de tout savoir sur Dieu, la mystique est aussi critique de tout imaginaire, voulant laisser « tout ce qui pourrait être pris pour Dieu et qui n'est pas Dieu » (J 45). Il ne s'agit pas, en cette critique, d'interdire à Dieu sa venue gracieuse, mais de reconnaî- tre la transcendance de l'action divine : le Seigneur de tout don uploads/Philosophie/ paul-gilbert-sj-une-anthropologie-a-partir-de-saint-jean-de-la-croix-a-propos-d-x27-un-ouvrage-recent-nrt-103-4-1981-p-551-562.pdf

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