Sous la direction de Blaise Bachofen, Bruno Bernardi, André Charrak et Florent

Sous la direction de Blaise Bachofen, Bruno Bernardi, André Charrak et Florent Guénard PARIS CLASSIQUES GARNIER 2014 Philosophie de Rousseau LA DOCTRINE DES FACULTÉS DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU ­ COMME PRÉALABLE À LA DÉTERMINATION DU PROBLÈME DE LA SENSIBILITÉ Que la doctrine des facultés qui sert de fondement à la « théorie de ­ l’homme » ne cherche pas à régler les structures des objets de ­ l’expérience sur les structures a priori ­ constitutives ­ d’un sujet transcendantal ne dispense pas ­ d’en ­ considérer ­ l’exposé. Il y a une doctrine rousseauiste des facultés. La sensibilité y occupe une place éminente : ce ­ n’est ­ qu’en exposant la première ­ qu’on peut ­ comprendre pourquoi la seconde se dédouble. La cohérence de la doctrine exige un examen généalogique et une reconstruction systématique. Il faut ici privilégier celle-ci sur celui-là1. ­ C’est sans doute parce que la métaphysique cède la place à la théorie de la ­ connaissance que ­ l’ancienne théorie des parties de ­ l’âme ­ d’inspiration aristotélicienne change de sens et de portée au xviiie siècle. Le bel article « Faculté » de ­ l’Encyclopédie résume cet embarras : il est impossible de se passer ­ d’une notion rendue inintelligible par la tradition. Or, tout discours sur « ­ l’esprit » ou « ­ l’entendement » humain (« Vernunft » ou « Understanding ») est une doctrine des facultés. Ce discours occupe une place importante chez Locke2, éminente chez Condillac et chez Hume3. Rousseau ­ n’échappe pas à cette tendance : « sans ­ l’étude sérieuse de ­ l’homme, de ses facultés naturelles, et de 1 ­ J’ai dû écarter un abondant appareil critique qui faisait état de certaines « interprétations exemplaires » de la question. Je tiens à remercier Bruno Bernardi et Florent Guénard pour leur aide dans la rédaction finale de ce texte. 2 John Locke, Essai philosophique ­ concernant ­ l’entendement humain, II, chap. i à xii, trad. Coste, Paris, Vrin, 1994, p. 61-116. 3 Contrairement à ce ­ qu’écrit David Owen (­ Hume’s Reason, Oxford, Oxford UP, 1999), le lexique ­ conceptuel des facultés est investi par Hume, dans le Traité de la nature humaine. Cf. Don Garret, « ­ Hume’s Conclusions in his ‘Conclusion of this ­ Book’ », dans The Blackwell Guide to ­ Hume’s Treatise, S. S. Traiger (dir.), Oxford, Blackwell Publishing, 2006, p. 152- 156. Chez Condillac, le lexique des « opérations » de ­ l’âme ­ concurrence celui des facultés. 194 MARTIN RUEFF leurs développements successifs, on ne viendra jamais à bout de faire ces distinctions, et de séparer dans ­ l’actuelle ­ constitution des choses ce ­ qu’a fait la volonté divine ­ d’avec ce que ­ l’art humain a prétendu faire1 ». Ainsi, « la plus utile des ­ connaissances humaines » est celle de sa « ­ constitution2 », et ­ l’étude de cette ­ constitution la généalogie de ses facultés ; par où ­ l’Émile épouse le programme du second Discours3. Mais Rousseau ­ s’arrache à la mouvance empiriste à laquelle il doit tant : dès le second Discours la problématique des facultés ne relève pas seulement ­ d’une philosophie de la ­ connaissance mais ­ d’une anthropologie historique qui oppose ­ l’art et la nature. Les facultés ne dépendent pas ­ d’une genèse (ou ­ d’une analyse), ­ comme chez les empiristes ; elles ne se déduisent pas transcendentalement, ­ comme chez Kant. Elles exigent un récit (la Lettre à Christophe de Beaumont parlera de « généalogie4 ») rendu possible par la faculté des facultés, ou métafaculté, ­ qu’est la perfectibilité. Cette « faculté de se perfectionner ; faculté qui, à ­ l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres5 » est ouverture à ­ l’histoire qui déclenchera, au gré des circonstances, ­ l’activation des autres facultés. La perfectibilité est une puissance de puissances. Elle ouvre chaque faculté ­ C’est ­ l’enjeu des deux premières sections de ­ l’Essai sur ­ l’origine des ­ connaissances humaines (rééd. Paris, Galilée, 1973). 1 Discours sur ­ l’origine et les fondements de ­ l’inégalité parmi les hommes (abrégé DI), Préface, Œuvres ­ complètes, éd. Gallimard, Pléiade (abrégé OC), vol. III, p. 127. 2 Ibid., p. 122 et 123. 3 Les occurrences remarquables du mot « faculté » dans ­ l’Émile : I, OC IV, p. 247 ; p. 253 (différence entre « facultés » et « parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence ») ; II, p. 304-305 (faculté dans son rapport avec puissance) ; p. 309 (« facultés réelles ») ; p. 317 ; p. 323 ; p. 344-345 ; p. 351 ; p. 359 ; p. 380 (facultés et sens) ; III, p. 426 (excédent de facultés et de forces au regard des besoins chez un enfant de treize ans) ; p. 429 ; p. 466 (« ma méthode […] est fondée sur la mesure des facultés de ­ l’homme à ses différents âges, et sur le choix des occupations qui ­ conviennent à ses facultés ») ; p. 481 (les facultés intellectuelles ­ d’Émile, avant ­ l’éveil de la sexualité, sont proportionnées à son développement physique et sensoriel : « il ne nous reste plus, pour achever ­ l’homme, que de faire un être aimant et sensible, ­ c’est-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment ») ; p. 486 ; IV, p. 551 ; p. 557 (nécessité ­ d’harmoniser le développement des facultés) ; p. 571 (« Selon moi la faculté distinctive de ­ l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est ») ; p. 582 (« ­ l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi ») ; p. 586 ; p. 587 ; p. 607 ; p. 610 ; p. 624 ; p. 641 ; V, p. 693 (« En tout ce qui ne tient pas au sexe », la femme a les mêmes faculté que ­ l’homme) ; p. 701 (« Toutes les facultés ­ communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées ; mais prises en tout, elles se ­ compensent ») ; p. 730. 4 Lettre à Christophe de Beaumont (abrégé L. à Beaumont), OC IV, p. 936. 5 DI, I, OC III, p. 142. LA DOCTRINE DES FACULTÉS DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU 195 à sa propre puissance et chaque puissance à un usage. Or Rousseau ­ n’a de cesse de la désigner ­ comme faculté au point ­ d’en faire « la faculté distinctive et presque illimitée » de ­ l’humain ­ comme tel. Cette indication est par deux fois fondamentale. ­ D’une part, chez Rousseau la déduction des facultés ne dépendra jamais de la seule logique mais ­ d’une chronologie tout à la fois interne et externe qui dicte ­ l’acquisition des facultés selon la « marche de la nature1 ». ­ D’autre part, la cohérence ­ d’une doctrine des facultés sert de socle à une philosophie de la liberté : si « la sensibilité », écrit Rousseau dans les Dialogues « est le principe de toute action2 », il faut éduquer la première pour libérer la seconde. Nous sommes sans doute si habitués, depuis le De Anima3, à nous représenter la sensibilité ­ comme une faculté que ce passage des Dialogues peut nous sembler ­ complètement anodin. Et le vocabulaire de la puissance, qui associe spontanément faculté à capacité4, est si profondément enraciné en nous que nous nous rendons à peine ­ compte que ce texte est sans doute un des seuls de ­ l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau où ­ l’on trouve formulé de manière si déclarée un problème décisif qui ne réapparaît que de rares fois dans ­ l’histoire de la pensée et qui forme une des ­ conditions de possibilité de la liberté ­ d’Émile. Ce problème peut être simplifié en formulant la question suivante : « ­ qu’est-ce ­ qu’avoir une faculté ? et de quelle manière cette faculté existe-t-elle en nous ? ». Comme Aristote, et ­ comme Kant5, Rousseau articule ce questionnement à celui sur la puissance dans un texte crucial de ­ l’Émile : « En quoi donc ­ consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce ­ n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car ­ s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce ­ n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs ­ s’étendaient à la 1 Émile, Préface, OC IV, p. 242. 2 Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues (abrégé Dialogues), II, OC I, p. 805. 3 Voir Aristote, De Anima, II, 5, 416 b 32 – 417 a 20, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1992, p. 95 sq. 4 Voir Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers : « Faculté (Physique & Medecine) en général est la même chose que puissance, vertu, pouvoir, facilité ­ d’agir, ou le principe des forces & uploads/Philosophie/ rueff-facultes.pdf

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