MEHB Juin 2005 « L'hypothèse Sapir-Whorf est-elle une légende urbaine? » L’hypo

MEHB Juin 2005 « L'hypothèse Sapir-Whorf est-elle une légende urbaine? » L’hypothèse Sapir Whorf est-elle une légende urbaine1 ? Dans son livre l’instinct du langage2, Steven Pinker critique le relativisme linguistique affirmant que c’est le prototype même de la légende urbaine scientifique dont chacun se souvient vaguement après ses études universitaires mais n’ayant aucun fondement solide. Selon lui, les affirmations de Sapir et Whorf n’ont aucune base empirique et à chaque fois qu’une expérience a semblé avoir confirmé leurs dires, l’on s’est rendu compte a posteriori que cette expérience avait été mal menée et que certains paramètres n’avaient pas été correctement intégrés. Cette critique de l’hypothèse Sapir Whorf (désormais SWH) est généralement partagée par les cognitivistes qui considèrent que le langage est une fonction biologique universelle et insistent plus sur la base commune à tous les humains que sur les éventuelles variations qui pourraient exister. Nous nous proposons de voir si cette critique de la SWH est justifiée. Pour ce faire nous allons dans une première partie examiner ce que disent exactement Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf à travers leurs écrits puis nous nous intéresserons aux articles de Peter Gordon d’une part et de Pierre Pica et alii parues dans Science de novembre 2004 et qui jettent une lumière nouvelle sur la SWH. Nous verrons que l’article de Pica en particulier est très intéressant dans la mesure où il permet de faire ressortir la structure, fallacieuse selon nous, de certaines critiques de la SWH. I- Sapir, Whorf et le relativisme linguistique : Bien que les rapports entre pensée et langage aient toujours intéressé les hommes3, on peut faire remonter le relativisme linguistique au XIXème siècle allemand avec Herder, Von Humboldt…etc. A partir de ces auteurs, on peut tracer une filiation quasi directe via Boas jusqu’à Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf. Ce sont ces deux derniers auteurs qui ont donné une nouvelle vie au relativisme linguistique au début du XXème siècle grâce à leurs publications et à leurs recherches de terrain. 1 NB : ce texte est la première version d’une partie d’un papier sur les conséquences du néo-whorfisme sur le cognitivisme. Je remercie les participants à la journée d’étude sur le langage du 30 juin 2005 pour leurs critiques qui me permettront d’améliorer cette version et m’ont permis de mieux saisir certains enjeux. 2 Pinker, Steven (1994) : L’instinct du langage, traduit par Desjeux, M.F. Odile Jacob, 1999, pp. 57-63 3 cf. par exemple le Cratyle de Platon. 1 MEHB Juin 2005 « L'hypothèse Sapir-Whorf est-elle une légende urbaine? » En quoi consiste exactement le relativisme linguistique ? Une formulation rapide et usitée est que les langues que nous parlons déterminent notre manière de voir le monde à un point tel qu’elles nous enferment dans des systèmes conceptuels incommensurables de sorte que face à une même situation, les locuteurs de langues différentes pourraient ne pas avoir des interprétations convergentes de l’état de fait observé. Généralement l’exemple canonique est celui des esquimaux qui auraient une dizaine de mots pour parler de la blancheur de la neige alors que les autres peuples plus méridionaux n’ont pas une telle richesse. Cette formulation de l’hypothèse Sapir Whorf nous semble quelque peu caricaturale. Prenons Edward Sapir il soutient certes qu’« il est vraiment probable au plus haut degré que le langage est un instrument mis en place originellement pour des usages plus bas que le plan conceptuel et que la pensée émerge en tant qu’interprétation raffinée de son contenu. »4 De ce fait, la pensée serait dès l’origine déterminée par le langage. Sapir n’affirme cependant pas que le langage et la pensée sont une seule et même chose ni que cette détermination est unilatérale. Bien plus, il soutient même que le développement du langage dépend grandement de celui de la pensée car si « l’instrument rend possible le produit, le produit raffine l’instrument »5 Quid du relativisme alors ? Ce qui se passe selon Sapir, a à voir avec la structure formelle du langage. Tout comme un formalisme géométrique, une langue est un système clos, autosuffisant et créatif. C’est cette productivité intrinsèque du langage qui est à l’origine du relativisme linguistique. En effet, puisque deux langues différentes sont pour ainsi dire des systèmes géométriques différents, elles ont donc logiquement des manières distinctes et parfois incommensurables de cartographier le réel. Elles provoquent également chez leurs locuteurs des attentes différentes devant une même situation parce que c’est à travers les catégories linguistiques que la réalité est conceptualisée. Du point de vue de Sapir, ‘’le langage est (…) une organisation symbolique, auto-contenue (‘’self-contained’’) qui ne réfère pas seulement à l’expérience largement acquise sans son aide mais définit en fait l’expérience 4 Sapir, Edward (1949), Language : an introduction to the study of speech, Harcourt, Brace & Compagny p. 15. A chaque fois que nous citons Sapir, la traduction est de nous et nous le faisons d’après Lucy, J. A. (1992), Language diversity and thought : a reformulation of the linguistic diversity hypothesis, Cambridge University Press. 5 Sapir, idem, p. 17 2 MEHB Juin 2005 « L'hypothèse Sapir-Whorf est-elle une légende urbaine? » pour nous en raison de sa complétude formelle et à cause de notre projection inconsciente de ses attentes implicites dans le champs de l’expérience (...)’’6 N’est-ce pas là une contradiction ? Après tout, les catégories linguistiques sont quand même en grande partie créées pour décrire la réalité. Comment pourraient-elles alors déterminer nos expériences au point de nous enfermer dans des systèmes clos et incommensurables ? A cette objection, Sapir répond que « les catégories linguistiques (…) sont, bien évidemment, dérivées de l’expérience en dernière analyse mais, une fois abstraites de l’expérience, elles sont systématiquement élaborées dans le langage et ne sont plus tant découvertes dans l’expérience qu’imposée par-dessus elle à cause de l’emprise tyrannique (‘’tyrannical hold’’) que la forme linguistique a sur notre orientation dans le monde »7 Si nous récapitulons ce que dit Sapir, nous pouvons voir que de son point de vue, les langues sont des systèmes formels complets, et créatifs. Etant donné que les locuteurs de ces langues ne se rendent pas compte de la structure formelle sous jacente à leur langue, ils considèrent que cette dernière leur sert à décrire fidèlement le réel. De ce fait, ils ne se doutent pas non plus que cette structure linguistique les détermine à analyser le réel d’une manière différente de celle qu’aurait le locuteur d’une autre langue8. Dans le chapitre V de Language9, Sapir procède à une analyse la phrase anglaise : « The farmer kills the duckling »10 et montre que pas moins de treize concepts sont entraînés par cette simple phrase de cinq mots. Contrastant cette phrase avec ses équivalents allemands, yana, chinois, kwakiutl…, il montre que beaucoup de ces concepts n’ont pas besoin d’être exprimés dans ces langues alors que certaines d’entre elles ajoutent d’autres concepts. Sur le plan expérimental cependant, Sapir n’est pas vraiment allé aussi loin que Benjamin Lee Whorf. Ce dernier en effet s’attaque à des catégories à première vue aussi basiques que l’espace et le temps affirmant qu’elles ne sont ni intuitives ni universelles. 6 Sapir, E. (1964) [1931] « Conceptual categories in primitive languages » in, D. Hymes (ed.), Language in culture and society: a reading in linguistics and anthropology, p. 128 7 Sapir, 1964, idem. 8 On pourrait rapprocher ce point de vue de Sapir de l’analyse que fait Benveniste de la logique aristotélicienne dans son article « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958), analyse selon laquelle le Stagirite aurait retrouvé les catégories grammaticales de la langue grecque lors même qu’il pensait énoncer les conditions de validité de tout raisonnement humain. 9 Sapir, 1949 10 « Le fermier tue le caneton. » 3 MEHB Juin 2005 « L'hypothèse Sapir-Whorf est-elle une légende urbaine? » Singulièrement, il affirme : « on a constaté que la langue Hopi ne contenait pas de mots, de formes grammaticales, de constructions ou d’expressions qui se rapportent directement à ce que nous appelons ‘’temps’’. Il n’en est pas non plus qui soient relatifs au passé, au présent et au futur, ou à la notion de permanence ou de durée, ou au mouvement considéré sur le plan cinématique plutôt que dynamique (…) »11 Pour qui connaît l’importance des concepts de temps et d’espace dans les langues indo-européennes, cette affirmation est à peine concevable. Cette importance, on le sait, est telle que Kant en faisait non pas une réalité empirique mais une propriété du système cognitif humain. Pour Whorf, cette théorie kantienne est une illustration du relativisme linguistique : en tant que locuteur de la langue allemande, il est quasi impossible à Kant d’envisager un système linguistique dans lequel l’espace et le temps ne servent pas de cadre a priori à notre conceptualisation de la réalité. Soit, mais comment les Hopis font-ils ? Une langue qui n’a de concepts ni de temps, ni d’espace peut-elle être efficace ? Selon Whorf, quoique ne contenant pas de concepts spatiaux ou temporels, ‘’la langue Hopi est capable de rendre compte et de uploads/Philosophie/ sapirwhorf.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager