Scepticisme ou libertinage ?Le cas de La Mothe Le Vayer Sylvia Giocanti RÉCEPTI

Scepticisme ou libertinage ?Le cas de La Mothe Le Vayer Sylvia Giocanti RÉCEPTION DU SCEPTICISME ET SOUPÇON DE LIBERTINAGE 1 Le scepticisme philosophique a eu besoin de l’existence préalable d’une philosophie non sceptique pour se constituer : il vient nécessairement « après coup », après la constitution du savoir sous forme de systèmes et à partir de la considération conjointe de ces savoirs. Il est donc par nature relatif à la philosophie dogmatique sur laquelle il fait porter ses doutes, notamment en présentant des arguments contraires. 2 Dans l’Opuscule sceptique sur cette commune façon de parler « n’avoir pas le sens commun », La Mothe Le Vayer souscrit à cette conception du scepticisme, lorsqu’il fait allégoriquement de Samson « la figure parfaite d’un philosophe sceptique », parce que « son premier exploit fut de tuer ce lion, dans la bouche duquel il trouva le miel qui lui servit de très plaisante nourriture » [1]. Le scepticisme ne peut se passer de la philosophie dogmatique, ce qui implique qu’il se définit à partir de la relation qu’il entretient avec une philosophie officielle, ou du moins qui fait suffisamment autorité pour qu’il la conteste. Ainsi, non seulement le scepticisme est toujours confronté à une position orthodoxe qui n’est pas la sienne, mais encore il se définit à partir de la contestation de cette orthodoxie. 3 On comprend dans ces conditions que cette philosophie ne soit pas toujours bien perçue : même si les philosophes font cas des objections sceptiques [2], c’est souvent de mauvais gré face à une démarche qui est considérée comme à la fois séditieuse et hypocrite, et donc à réprimer plutôt qu’à prendre en considération. 4 En effet, du point de vue de ses détracteurs, le sceptique est de mauvaise foi, parce qu’en niant ce qui est considéré par les autres philosophes comme des vérités, il ne ferait aucun cas de l’évidence. Et dans le Mariage forcé (scène VI) de Molière, inspiré du Tiers livre de Rabelais (XXXVI), on donne des coups de bâtons au philosophe sceptique Marphurius pour le contraindre à avouer ce qu’il éprouve incontestablement. Le sceptique défend une position considérée comme intenable, celle de « la non- position » : une position inassignable intellectuellement chez les sceptiques grecs (conséquente de l’incapacité de l’intellect à trancher), toujours réversible chez les sceptiques modernes (en raison de la plasticité de l’intellect), et dans les deux cas une position jugée impraticable (en contradiction avec la vie et avec l’action qui reposeraient nécessairement sur l’adhésion). 5 Le lien avec son caractère séditieux, dénoncé par Lucullus dans les Académiques de Cicéron, se comprend à partir de cette indétermination qui peut toujours être interprétée comme l’effet d’une contestation implicite des positions accréditées. Le sceptique est potentiellement quelqu’un qui ne vit pas selon l’ordre commun, puisqu’il s’y plie en vertu d’un respect de pure forme, sous prétexte qu’il ne peut proposer autre chose d’assurément meilleur en s’appuyant sur la raison. Rien ne l’empêche de dissimuler dans son for intérieur des pensées non conformes aux bonnes mœurs et à la religion d’État, et même de vivre en secret dans l’immoralisme et l’impiété. 6 En se réclamant ouvertement du scepticisme, en s’en faisant à la fois le porte-parole et le défenseur, et en se mettant en scène en tant que tel dans ses dialogues face à ses amis de la « Tétrade » à peine dissimulés sous des pseudonymes, La Mothe Le Vayer s’exposait nécessairement à être soupçonné de libertinage, c’est-à-dire dans le contexte inquisitorial du milieu du XVIIe siècle – il écrit après l’exécution de Vanini en 1619 et surtout dans la vague de répression qui fait suite au procès de Théophile de Viau (1623- 1626) – d’impiété, d’irréligion, d’athéisme. Ainsi, bien que protégé par son prestigieux statut social [3], La Mothe Le Vayer ne manqua pas de passer pour un libertin. L’atteste l’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle : « On [le] soupçonnât qu’il n’avait nulle religion. On se fondait apparemment [...] sur ce qu’en général il faisait paraître dans ses ouvrages trop de prévention pour la Sceptique, ou pour les principes des Pyrrhoniens ». 7 Lorsqu’on étudie le scepticisme de La Mothe Le Vayer, on se pose inévitablement cette question : son scepticisme avoué et pratiqué dans les textes est-il ou non la couverture (c’est-à-dire indissociablement un mode d’expression voilé) d’un libertinage de pensées et de mœurs dénoncé par les apologètes, libertinage qui serait en quelque sorte la raison d’être de sa philosophie ? 8 Le sens et la portée de son œuvre dépendent de la réponse à cette question, mais cette dernière renseigne aussi de manière plus générale sur l’usage du scepticisme et sur la possibilité d’une autonomie du scepticisme au sein de la philosophie : si l’on parvient à établir que le scepticisme de La Mothe Le Vayer n’est que l’expression voilée de son libertinage, cela signifie que cet auteur n’est pas sceptique comme il le prétend, puisque le sens du scepticisme affiché est à chercher dans un projet de contestation de l’orthodoxie étranger à la philosophie sceptique. Le scepticisme se réduit alors à sa fonction instrumentale. 9 Il n’est pas exclu qu’il ne faille pas procéder ainsi pour saisir le sens des textes de La Mothe Le Vayer. Mais afin de ne pas se méprendre à ce sujet, on peut aussi se demander si soupçonner systématiquement le sceptique de libertinage, comme ça a été le cas à l’encontre de La Mothe Le Vayer, n’a pas aussi pour source l’idée que le scepticisme à partir de Descartes est une « position » intenable intellectuellement : comment peut-on douter de soi et se donner pour projet de rouler sans cesse dans le vaste monde, alors que la conscience de l’existence du sujet est autofondatrice de la science et unificatrice de l’expérience ? Comment peut-on raisonnablement douter de la possibilité de fonder son action en raison et surtout sur une volonté fermement et constamment résolue à choisir ce qui est le meilleur [4], si « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ? Seul un esprit fort, soucieux de cacher sa confiance exclusive en la raison et en la nature, serait susceptible de défendre par feinte une position sceptique. 10 Cela revient à dire que la seule position possible est celle de la philosophie des Lumières (qu’elle soit masquée ou pas), ou encore que l’usage sceptique de la raison est réductible à la mise en œuvre de l’esprit critique en général. Or ce jugement est un peu précipité, car on peut être à la fois un esprit fort et un esprit convaincu de scepticisme, c’est-à-dire du caractère insurmontable de l’incertitude en philosophie, même si pour être pris au sérieux dans ses doutes sans s’exposer à la persécution religieuse, il convient pour un sceptique qui écrit au XVIIe siècle de préparer sa réplique, afin qu’on ne le confonde pas avec l’insensé ou le débauché. LA RÉPLIQUE SCEPTIQUE AU SOUPÇON DE LIBERTINAGE – LE FIDÉISME 11 Cette réplique, que l’on a appelée tardivement le fidéisme [5], consiste à soutenir que la raison est incapable de démontrer les vérités de la foi (que Dieu existe, qu’il est vérace...), mais qu’en travaillant à l’humiliation de la raison, la philosophie rationnelle prépare d’autant mieux à embrasser les vérités religieuses. Ainsi, mettre en doute la capacité de la raison à atteindre le vrai n’ébranle pas la foi. Bien au contraire : c’est en doutant de la raison, c’est-à-dire en contraignant la raison elle-même à faire son autocritique, ce qu’elle seule peut raisonnablement faire [6], qu’on incline d’autant plus l’âme à croire en la Révélation, une fois qu’elle a compris qu’elle ne pouvait pas accéder à ces vérités par elle-même, qu’elle avait besoin de la grâce de Dieu. 12 Et c’est de ce scepticisme chrétien que se réclame sans relâche La Mothe Le Vayer [7]. Mais cette réponse n’a jamais rassuré quant aux intentions subversives supputées du libertin déguisé en sceptique, car une fois le travail de sape commencé, on ne voit pas très bien ce qui empêcherait la raison de ne pas faire porter ses doutes sur les vérités de la foi. Comme le dit Pierre Bayle dans son article « Pyrrhon » (Rem. B) : « Il n’y a que la religion qui ait à craindre le pyrrhonisme » car « elle doit être appuyée sur la certitude » et que « son but, ses effets, ses usages tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est effacée de l’âme ». 13 Certes, la raison pourrait se retenir par respect pour le sacré, mais précisément on peut ne pas éprouver ce respect si on n’est pas déjà bon chrétien, ce qui rend suspectes les déclarations de principe selon lesquelles les vérités de la religion sont hors de portée de la raison mais non pas moins vraies. Comme le fait remarquer Bayle, le fidéisme se prête bien à un discours de la duplicité : c’est « un bouclier d’airain impénétrable » [8] qui peut couvrir uploads/Philosophie/ scepticisme-ou-libertinage-la-mothe-le-vayer.pdf

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