Actes Sémiotiques n°122 | 2019 1 La sémiotique des mondes vivants Du signe à l’

Actes Sémiotiques n°122 | 2019 1 La sémiotique des mondes vivants Du signe à l’interaction, de la téléologie à la structure Jacques Fontanille Centre de Recherches Sémiotiques Université de Limoges Numéro 122 | 2019 1. Introduction L’expression « monde vivant », notamment au pluriel (mondes vivants), est ici un équivalent d’Umwelt (Umwelten). Nous réservons la notion d’« univers » à ce que Greimas désigne et définit dans Sémantique structurale comme des « univers de sens », c’est-à-dire comme les domaines où s’exerce la perception sémantique des discontinuités sur lesquelles se fonde la construction de la signification. Les mondes vivants sont des domaines d’interaction, centrés sur une entité vivante dont l’observateur adopte le point de vue. Un micro-univers de sens peut certes coïncider avec un monde vivant, mais alors que dans le premier cas c’est l’observateur en tant que tel qui se place au centre des effets de sens perçus, dans le second, c’est un organisme vivant quelconque qu’on trouve au centre des interactions. Dans Principia semiotica, le Groupe μ vise une sémiotique générale qui intègrerait la signification du monde vivant en général1. Jean-Marie Klinkenberg, l’un des deux auteurs, s’interroge par exemple sur ce que serait le régime de signification propre à un ver de terre : Le ver de terre meurt s’il est exposé à la lumière. Or si vous l’y exposez, il va tenter de rentrer dans le sol : est-ce que cela veut dire qu’il est conscient ? Non. Mais le ver de terre est néanmoins en possession du minimum de ce qu’est un langage, c’est-à-dire un plan d’expression et de contenu. Sur le plan de l’expression, on trouve ici l’opposition clair/sombre, qui existe parce qu’il y a chez le ver de terre des capteurs qui lui permettent de la manipuler, de la gérer et de l’exagérer. Sur le plan du contenu, on trouve l’opposition correspondante vie/mort. Le fonctionnement du ver de terre repose donc sur des informations organisées selon un système d’oppositions binaires. Et c’est un système de sens qui lui permet de survivre. Bien sûr, c’est une grammaire extrêmement simple, que le vers de terre n’est pas capable de décrire, contrairement à nous. Néanmoins, à bien y réfléchir, peu de gens sont capables de dire comment fonctionne leur langue.2 Cette extension des investigations sémiotiques n’est pas nouvelle, certes, puisque la sémiotique d’inspiration peircienne, notamment aux Etats-Unis et en Europe du Nord, développe depuis le milieu 1 Groupe μ, Principia semiotica. Aux sources du sens, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2015. 2 Jean-Marie Klinkenberg, cité en ligne dans « Pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien ? », Julia Luong, 2018, Université de Liège - http://www.reflexions.uliege.be/cms/c_420022/en/pourquoi-y-a-t-il-du-sens-plutot- que-rien?printView=true - September 23, 2018. Actes Sémiotiques n°122 | 2019 2 du XXe siècle le domaine de recherche biosémiotique. En revanche, les sémiotiques structurales ont longtemps tenu le monde vivant hors de leur champ, principalement en raison d’une orientation naturaliste (au sens où l’entendent Philippe Descola et les anthropologues contemporains) qui a conduit les recherches d’inspiration structurale à se développer dans la direction d’une sémiotique des cultures, étant entendu que la signification de la nature pouvait être également appréhendée, mais seulement à travers le filtre des cultures. Or il est évident que si le couplage semi-symbolique entre l’opposition vie / mort et l’opposition clair / sombre a un « sens » pour le ver de terre, ce n’est pas à travers le filtre d’une culture, sauf à supposer — ce qui n’est pas exclu — que n’importe quel être vivant construit un monde signifiant grâce à ses interactions avec son proche environnement. Mais le mouvement d’expansion qui porte l’ouvrage Principia semiotica ne s’en tient pas au vivant, car le Groupe μ tient le même type de raisonnement pour les machines, et même pour des dispositifs techniques relativement simples comme une soupape de sécurité ou un régulateur de Watt. Une machine en effet, aussi simple soit-elle, interagit elle aussi à sa manière avec son environnement en y sélectionnant des propriétés pertinentes et en ignorant toutes les autres. Nous nous interrogeons ici sur le type de sémiotique dont nous avons besoin pour construire une biosémiotique qui serait d’inspiration structurale. Par conséquent, même si nous devons avoir le souci de ne jamais rompre les liens avec une sémiotique du monde humain, d’une part, et une sémiotique générale qui dépasserait le monde vivant, d’autre part, il n’en reste pas moins que nous devons comprendre ce qui est propre à la vie dans le monde vivant. Sinon, il n’est nul besoin d’une biosémiotique, et une sémiotique générale suffirait, comme le propose le Groupe μ. Jacob von Uexküll s’est lui-même posé la question en faisant référence à Descartes : dans son introduction à l’ouvrage Milieu animal et milieu humain, il précise qu’à la différence de Descartes (pour qui les animaux sont tout comme des machines), il va remettre le machiniste dans la machine3. Ce geste inaugural ne consiste pas seulement à identifier un actant dans la machine, puisque la machine en est déjà un, mais à introduire un actant à l’intérieur de l’actant : le « machiniste » est un actant interne, un pilote ou un centre de contrôle qu’Uexküll appelle sans doute trop rapidement un « sujet »4. Néanmoins, c’est bien cette opération qui l’autorise à concevoir un Umvelt, car le domaine d’interactions d’un organisme vivant doit être organisé autour d’un centre de référence, qui fait toute la différence avec l’environnement quelconque d’une machine et de quelque dispositif technique que ce soit. Le machiniste en question est bien loin d’être un « sujet », quelle que soit l’acception que l’on donne à ce terme. C’est une instance actantielle, certes, qui perçoit, ressent, contrôle et agit, mais qui 3 Jacob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot, Bibliothèque Rivages, traduction de Charles Martin-Fréville, introduction de Dominique Lestel, « De Jacob von Uexküll à la bio-sémiotique », 2015 [2010]. — Sur l’éthosémiotique de von Uexküll, on pourra consulter une présentation plus détaillée et extensive in J. Fontanille, « La sémiotique des interactions chez von Uexküll », in Alessandro Zinna (éd.), La Sémiotique et les Sciences. Biologie, Éthologie et Sémiotique. Les vivants et leur environnement. Milieu, habitat, territoire, espace familier, Actes du colloque d’Albi-Moissac 2018, à par. 4 Nicole Pignier, dans « Design et éco-sémiotique. Quand le design co-énonce avec le vivant » prend à cet égard les précautions nécessaires : en faisant appel à l’énonciation, elle précise que l’actant qui en serait responsable n’est ni un sujet ni un actant transcendantal, mais un « actant ambiant », une « tension actantielle entre instances partenaires accueillants / accueillis » (p. 72). (Dans E. Mitropoulou et N. Pignier, Le sens au cœur des dispositifs et des environnements, Paris, Connaissances nouvelles, 2018). Actes Sémiotiques n°122 | 2019 3 n’est ni sujet, ni objet : partenaire d’un ensemble d’interactions, elle n’est qu’un interactant parmi d’autres. Ce sera donc notre hypothèse de travail : les mondes vivants sont des domaines d’interactions entre chaque organisme et chaque espèce et leur milieu, organisés autour d’un centre actantiel de référence, qui est l’un des interactants dont on adopte le point de vue pour construire son Umwelt5. Pour éviter d’inévitables confusions, nous parlerons à cet égard de subjectalité et de non de subjectivité : la subjectalité en question n’est en l’occurrence que le nom de l’orientation épistémique que, par principe de méthode, on adopte pour spécifier et différencier les mondes vivants de tous les autres6. La subjectalité est une hypothèse de travail (nous verrons même qu’elle peut être réduite à un effet de sens de l’actualisation des Umwelten), en ce sens qu’elle nous oriente vers un choix de méthode susceptible de nous donner accès aux principes de structuration du monde vivant. Ce choix de méthode ne présuppose en aucune manière une autonomie (ontologique) de la vie, et par conséquent ne peut être mis au crédit d’une conception qui se rapprocherait de l‘organiscisme ou du vitalisme. A la fin du XIXe siècle, Hans Driesch défendait par exemple l’existence d’une force vitale7 qui lui fournissait l’argument majeur pour fonder l’autonomie de la vie, étayée par ailleurs sur le concept aristotélicien d’entéléchie8. Toutes les manifestations éventuelles de cette « force vitale » étant indirectes ou incertaines, cette conception se vit opposer de nombreuses réfutations, la principale étant qu’elle substituait à des faits tangibles une explication inaccessible à quelque observation que ce soit. En revanche, la subjectalité n’étant que l’effet d’une orientation épistémique de l’Umwelt, sans laquelle la structuration et la signification des mondes vivants resterait inaccessible à la connaissance, elle ne se confond pas avec elles. En résumé : ne confondons pas ce qui nous permet de connaître quelque chose (des conditions épistémiques) avec les propriétés ontologiques de cette chose ! 2. Le « but » de la vie : critique de la téléologie biosémiotique Parmi toutes les dérives plus ou moins « métaphysiques » qui guettent ou tentent la biosémiotique, l’une d’entre elles domine, sinon par sa force explicative, du moins par sa récurrence dans les travaux des spécialistes du domaine : la téléologie, c’est-à-dire l’explication de uploads/Philosophie/ semiotique-mondes-vivants.pdf

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