Julia Kristeva Les épistémologies de la linguistique In: Langages, 6e année, n°

Julia Kristeva Les épistémologies de la linguistique In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 3-13. Citer ce document / Cite this document : Kristeva Julia. Les épistémologies de la linguistique . In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 3-13. doi : 10.3406/lgge.1971.2603 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1971_num_6_24_2603 JULIA KRISTEVA C.N.B.S. LES ÉPISTÉMOLOGIES DE LA LINGUISTIQUE « La tâche de la linguistique sera : a)... b)... c) de se délimiter et de se définir elle-même. » F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale (Paris, Payot, 1960, 20). '> « Le ■ grand changement survenu en linguistique tient précisément en ceci < : on a reconnu . que le langage devait être décrit comme une structure for melle, mais que cette description exigeait au préa-, lable l'établissement de procédures et de critères adéquats, et qu'en somme la réalité de l'objet n'était pas separable de la méthode propre à le définir. > E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale (Paris, Gallimard, 1966, 119). Si le développement: actuel de la grammaire generative, d'une part, et l'exportation de la procédure linguistique dans les sciences humaines, d'autre part, posent l'urgence et la nécessité d'une épistémologie de la lin guistique, celle-ci — dans les voies rares et divergentes où elle se manif este — soulève deux questions qu'il nous semble important de marquer en introduisant les travaux qui suivent : (1) l'enjeu de l'épistémologie; (2) le statut de la linguistique. I. — L'enjeu de l'épistémologie. (1) La tradition française . (Comte, Bachelard, Canguilhem, etc.) ne semble pas distinguer nettement entre philosophie de la science, épistémol ogie et méthodologie. Tel est également le cas de certains auteurs anglo- saxons modernes (Pap, 1962; Kaplan, 1964), alors que d'autres tracent différentes lignes de démarcations entre ces domaines qui, à la suite de ces divergences, se recouvrent et s'entremêlent. La méthodologie est généralement comprise comme étude des principes techniques et méthodes » de la recherche dans * une discipline concrète (Kaplan, 1964 : 23), tandis que la philosophie de la science qui l'englobe a pour but de proposer « un résultat clair et général de l'explication scienti- fique, de l'intelligibilité des principes scientifiques, et de la confrontation entre de tels principes et 1' « expérience » (Scheftler, 1963, VII). Quant à Vépistémologie, elle est chargée de « spécifier des critères pour et des types de savoir » (Morgenbesser, 1967, XII), ou encore elle est définie comme « branche de la philosophie s'occupant de la nature et du but du savoir, de ses présuppositions et de ses bases, et de l'adéquation générale des pos tulats au savoir » (Hamlyn, 1967, 8-9; cf. Botha, 1971, 13-23. Une telle conception met l'épistémologie, à côté de la logique et de l'ontolo gie, au troisième rang, donc au rang le plus élevé (après la méthodol ogie et la philosophie de la science) de l'édifice métascienti fique, et ainsi de facto élimine la possibilité épistémologique d'une science concrète (Botha, 1971, 26). Dans ces conditions, le discours métascientiflque, lorsqu'il n'est pas philosophie de la science mais concerne une science particulière, prend l'aspect d'une méthodologie et procède par redéfinition, explication ou illus tration par l'usage (Illustration in use) (Gaws, 1966, 6). Tel est le statut que nous avons appelé tautologique de l'épistémologie positiviste (Kristeva, 1971 a) dont se réclame R. Botha (1971) et qu'illustre, dans ce recueil, le texte de Botha. Considérant que le savoir à propos d'un objet scientifique aussi bien que les problèmes qu'il laisse en suspens, sont indissociablement liés aux hypothèses, lois, modèles, théories, méthodes de raisonnement, etc., qui servent à établir ce savoir et/ou cet objet, pareilles recherches se limitent à ce deuxième aspect méthodologique, interne à la rigueur logique d'une science, et se réduisent, en dernière instance, à contrôler l'adéquation ou non de la théorie aux règles du syllogisme (cf. Botha ci-dessous). Dans cette conception positiviste de la science, les règles somme toute syllo- gistiques étant valables pour toute démarche scientifique, elles consti tuent une normativité à laquelle doivent obéir au même titre la linguis tique et les « sciences naturelles » (physique, chimie, biologie, etc.) (Botha, 1968). Dans cette voie, on arrive pourtant à des résultats particulièrement intéressants pour la rigueur intrinsèque du formalisme (si on peut employer ce terme pour dissocier opératoirement un certain aspect de la théorie de son aspect « substantiel » ou « intensionnel », c'est-à-dire des « objets » de la science et des catégories qui les désignent). Parmi les justifications de telles recherches, on peut avancer que : (1) Si les «matrices d'argument ation » (pattern of argumentation) utilisées par exemple pour la descrip tion structurale d'une proposition aux différents niveaux de la grammaire generative, suivent des voies incorrectes (non conformes aux normes de l'argumentation scientifique), les conclusions auxquelles on aboutit sur le caractère du langage risquent d'être équivoques; (2) Connaître les structures et les limites du formalisme théorique permet de connaître les limites heuristiques de la théorie; (3) Distinguer le formalisme de la théorie de la substance de la théorie, permet de comprendre qu'une modification du fo rmalisme n'entraîne pas forcément une nouvelle théorie, du moment où la substance n'est pas touchée (cf. les critiques de Botha, de Householder, Lamb," Mattews, etc., Botha, 1971,, 28-36); (4) Les . difficultés que pose à la théorie l'exigence d'être conforme à la normativité scientifique, pour raient mener à réviser non seulement les règles de la théorie, mais aussi les présupposés de la normativité. Dans l'architecture métascientiflque à laquelle ces études se rattachent, le principe de normativité scientifique et/ou d'unité de la science est fo rtement maintenu, à côté de celui, plus faible, de l'autonomie de chaque science concrète. Cette autonomie n'est pas envisagée comme une plural ité des sciences mais davantage comme une garantie pour « défendre la science contre les tentatives de domination sociale de la part de la théolo- gie, la politique et la métaphysique» (Botha, 1971, 25). De même, les normes de la scientiflcité auxquelles doit se conformer chaque science concrète, sont présentées comme des freins « pour les savants individuels de procéder dans la recherche scientifique par des voies qui ne sont pas soumises au contrôle de la raison humaine » (Botha, 1971, 28). Ce rationalisme poussé n'envisage évidemment pas et n'a pas le moyen d'envisager : (1) l'analyse des nonnes même de la scientificité; (2) l'aspect « substantiel », « intensionnel » de la théorie; (3) les présupposés épistémo- logiques permettant la distinction entre « formalisme » et « substance » de la théorie. Tout en reconnaissant que la logique, l'épistémologie et l'onto logie contiennent des modes d'inférences non spécifiquement scientifiques, ou des types de savoir non scientifiques, il attribue ce domaine « extra- scientifique » à 1' « éthique » (Kaplan, 1964, 381) qui doit élucider le cri tère de sélection des problèmes, de leur ordre, des ressources investies dans leur solution, etc. Botha, qui est le seul à avoir entrepris une étude systématique des bases méthodologiques de l'argumentation grammaticale (Botha, 1970, 1971), se conforme à cette compartimentation de la métascience et laisse de côté les questions « éthiques » (questions de « valeurs », écrit-il) de la grammaire generative (Botha, 1971, 27). (2) Un autre discours métascientifique d'inspiration bachelardienne (Bachelard, 1938) et post-bachelardienne, situe une science dans l'histoire de la science (« L'épistémologie doit donc trier les documents recueillis par l'historien », écrit Bachelard), ou dans l'histoire des idéologies (M. Fou cault, 1966) pour dégager des filiations mais surtout les ruptures historiques (Canguilhem, 1968, 20) : tel est par exemple en linguistique le travail de J.-Cl. Chevalier sur la genèse de la syntaxe à travers l'émergence de la notion de complément, mais aussi son étude dans ce numéro-ci, situant la production du raisonnement grammatical aux xvie et xvne siècles par rap port aux conceptions sociologiques et/ou métaphysiques de l'époque et à travers le discours esthétique ou rhétorique. Il s'agit de remplacer la visée méthodologique par une analyse de la production (intra- et extra-scientifique) des concepts et des théories dans l'histoire. La recherche de la genèse de certains concepts linguistiques modernes (par exemple la « structure pro fonde ») à travers l'histoire de la linguistique, pour établir leur dette vis- à-vis de cette histoire, mais aussi les modifications qu'ils. y apportent, s'inscrit dans une telle optique : tel est ici le travail de S.-Y. Kuroda. L'approche dialectique de l'histoire des superstructures, et son déve loppement à travers la science par Cavaillès (1947), assigne à la théorie d'une science de reproduire la génération dialectique de ses concepts. Plus près de nous, avec les travaux d'Althusser, le marxisme fracture l'unité de La Science et de sa normativité pour poser une pluralité de sciences : l'enjeu épistémologique n'étant plus de découvrir dans chaque science la trace de l'argumentation normative l'insérant dans un projet universali sant, mais au contraire celui d'une « théorie de la production spécifique des concepts et de la formation des théories de chaque science » (Pêcheux et Fichant, 1969, 100). Comme le souligne J.-T. Desanti, cette production apparaît à l'analyse de la théorie dans une étape donnée d'une science, et notamment à l'analyse de « l'enchaînement des déterminations uploads/Philosophie/ kristeva-julia-les-epistemologies-de-la-linguistique-in-langages-6e-annee-n024-1971-pp-3-13.pdf

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