Séminaire de philosophie et mathématiques HOURYA SINACEUR Calcul, ordre, contin

Séminaire de philosophie et mathématiques HOURYA SINACEUR Calcul, ordre, continuité Séminaire de Philosophie et Mathématiques, 1991, fascicule 5 « Calcul, ordre, continuité », p. 1-15 <http://www.numdam.org/item?id=SPHM_1991___5_A1_0> © École normale supérieure – IREM Paris Nord – École centrale des arts et manufactures, 1991, tous droits réservés. L’accès aux archives de la série « Séminaire de philosophie et mathématiques » implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.numdam.org/legal.php). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est constitutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit contenir la présente mention de copyright. Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques http://www.numdam.org/ 1 Hourya SINACEUR Institut d'Histoire et Philosophie des Sciences et des Techniques 13, rue du Four 75006 Paris CALCUL, ORDRE, CONTINUITÉ* Nous devons une claire distinction des trois concepts qui forment le titre de cet exposé à une théorie mathématique relativement récente (1926), l'algèbre réelle d'Artin et Schreier. Par 'algèbre réelle' il faut entendre une théorie algébrique des nombres réels, c'est-à-dire une théorie algébrique de ce qui, des Grecs à Cantor et au-delà, nous sert à numériser le continu linéaire. Sans entrer ici dans les détails techniques 1 ni m'arrêter au rapport structurel entre algèbre réelle et analyse non standard d'Abraham Robinson 2, je voudrais faire quelques remarques réunissant les éléments essentiels de ce premier acte que l'algèbre réelle constitue pour de nombreux développements actuels impliquant un traitement algébrique du continu, aussi bien en algèbre qu'en géométrie algébrique et qu'en théorie des modèles. Je commencerai par rappeler comment l'algèbre réelle atteint la cible d'un objectif ancien mais tenu pour quasi irréalisable. Je préciserai ensuite au confluent de quelles lignes généalogiques immédiates elle a forgé son approche du continu. Je soulignerai enfin qu'elle apporte, en complément à la théorie de Steinitz, fondement algébrique de la théorie des équations, le fondement algébrique de la théorie des inégalités. I. AXIOMATISATION ALGÉBRIQUE DES NOMBRES RÉELS 1. Le pouvoir des méthodes abstraites L'algèbre réelle est un produit de la grande réforme conceptuelle des mathématiques «modernes» qui a priviligié, dans les années 1930, les deux points de vue distincts mais fortement corrélés de l'algèbre et de la topologie abstraites. Elle est l'œuvre, entre 1924 et 1927, d'un algébriste connu, Emil Artin, animateur fameux du séminaire mathématique de l'université de Hambourg et d'Otto Schreier 3, l'un des fondateurs de l'algèbre topologique et auteur du concept de 4groupe abstrait continu'. Tous deux étaient dans la mouvance de l'école de Hilbert, champion des * Cette conférence reproduit, à quelques variantes près, l'intervention au Colloque de Cerisy-la Salle de Septembre 1990, publiée depuis dans les Actes du colloque : Le labyrinthe du continu, Springer-Verlag France, 1992. 1 On trouvera une étude détaillée dans Sinaceur 1991, 2 e partie en particulier. 2 Cela a été fait dans Sinaceur 1989. 3 Le lecteur francophone trouvera bientôt une traduction française de tous les mémoires d'Artin et d'Artin et Schreier relatifs à l'algèbre réelle dans Roy M.-F.- Sinaceur H. 2 méthodes abstraites et des théorèmes de fînitude 4, qu'il considérait comme la plus grande «borne» des mathématiques modernes. L'algèbre réelle est une bon échantillon du pouvoir des méthodes abstraites : elle constitue une théorie algébrique du corps ordonné des nombres réels, ou, plus exactement, définit une structure algébrique générale, celle de corps réel clos, dont le corps des nombres réels est un modèle (réalisation concrète vérifiant les axiomes et théorèmes des corps réels clos). Illustrant l'idée, à l'époque dominante, que l'algèbre abstraite est «l'instrument» à la fois d'expression et de généralisation des notions mathématiques, Artin et Schreier réussissent à «caractériser» le corps des nombres réels comme corps réel clos. Observons qu'il s'agit d'une «caractérisation» («Kennzeichnung ») en un sens alors totalement nouveau bien qu'implicite dans le travail d'Artin et Schreier. Les nombres réels ne sont pas, en effet, déterminés à un isomorphisme près comme on l'entend précisément par le terme caractérisation'. Mais ils sont désignés comme élément d'une classe de corps, et cette classe est caractérisée par un ensemble d'énoncés vérifiés par chacun de ses éléments; comme on s'apercevra plus tard que ces énoncés sont formulables dans un langage logique du premier ordre, il s'agit d'une caractérisation à une équivalence élémentaire près. Ainsi le corps E des nombres réels et celui, R A , des nombres réels algébriques, non isomorphes ainsi que l'a démontré Cantor en 1873, sont élémentairement équivalents. Il est remarquable que les mêmes énoncés élémentaires soient vérifiés dans un modèle dénombrable et dans un modèle «continu», la cardinalité étant pour ainsi dire neutralisée au premier ordre comme l'exprime d'une façon générale le théorème de Lôwenheim-Skolem, alors peu connu des mathématiciens non logiciens. Bien entendu, au premier ordre, sont aussi neutralisées les propriétés qui ne peuvent s'exprimer qu'au second ordre, comme la continuité. 2. Définition des corps réels clos Un corps réel clos est un corps commutatif K vérifiant (par exemple) les trois axiomes suivants : 1) l'élément -1 ne peut être écrit comme somme de carrés d'éléments de K, 2) tout élément positif de K a une racine carrée, 3) tout polynôme sur K, de degré impair, a au moins une racine dans K. Artin et Schreier montrent que le premier axiome équivaut à l'énoncé : 44 II existe sur K une relation d'ordre total compatible avec sa structure algébrique ". Ce premier axiome exprime donc que K est non pas ordonné mais ordonnable et c'est ce qu'ils appellent un «corps réel», 4 Le plus fameux établit (1888) que tout système d'invariants a une base finie. L'existence de la base est démontrée de façon abstraite (non constructive), mais la démarche correspond d'une certaine façon à la stratégie hilbertienne de maîtriser l'infini sur le terrain même du fini. Dans le même esprit, Artin a démontré un certain nombre de propriétés pour les anneaux «artiniens», c'est-à-dire ceux où toute chaîne décroissante d'idéaux est finie. 3 induisant une remarquable mutation sémantique de l'adjectif 4réel' traditionnellement réservé aux racines des polynômes et qualifiant, par opposition aux «imaginaires», des «quantités» puis, beaucoup plus tard 5, des nombres. Un corps réel c'est donc un corps sur lequel, contrairement à ce dont nous avons l'habitude avec celui des nombres réels, la relation d'ordre total n'est pas déjà donnée — et nous verrons plus loin pourquoi Artin et Schreier évitent dans un premier temps de considérer des corps ordonnés. Mais ils établissent rapidement 6 qu'un corps réel clos est ordonnable d'une façon unique : ainsi il n'y a pas de différence mathématique essentielle entre 'ordonnable' et 'ordonné (effectivement)' lorsqu'on a affaire à des corps réels clos. La conjonction des axiomes 2) et 3) équivaut à une propriété de maximalité. Par exemple, E est maximal dans l'ensemble des corps de nombres vérifiant l'axiome 1) ou corps de nombres réels —le sens de cet adjectif se réduisant ici à son sens usuel. En d'autres termes, il n'existe pas d'extension algébrique propre de E ordonnable d'une façon qui prolonge l'ordre naturel de R. Mais E n'est pas seul à jouir de cette propriété de maximalité. Il en est de même pour le corps E A des nombres réels algébriques 7, qui est strictement contenu dans B . Loin de caractériser la propriété de continuité de , la maximalité eprmet au contraire de la passer sous silence. Qu'est-ce que cela signifie? Observons les énoncés de ces trois axiomes. On y voit que l'enjeu est bien de fournir une expression algébrique de l'existence, ou, comme disent Artin et Schreier, de «la possibilité» de la relation d'ordre naturel de E dont on sait que c'est un ordre continu. Expression algébrique, puisque n'interviennent dans ces énoncés que les notions de carré, de somme de carrés, de polynôme et de racine, c'est-à-dire en fin de compte deux opérations : l'addition et la multiplication, et une seule relation : l'égalité. Nous avons donc une axiomatisation algébrique du continu géométrique linéaire. Pour s'aider d'un raccourci un peu brutal mais significatif, je dirai que cette situation offre, non pas une illustration exacte, mais une bonne approximation d'un type de pensée «finitiste» à la Hilbert 8. Car l'axiomatique d'Artin et Schreier offre bien une description algébrique dénombrable, c'est-à-dire formulée en une suite dénombrable d'énoncés élémentaires constitués de symboles relevant exclusivement du 5 L'usage courant de l'expression 'nombre réel' semble postérieur à la définition correcte de l'ensemble des nombres réels par Dedekind et Cantor à la fin du XIX e siècle. Par exemple, Dedekind 1872 parle encore de 4 nombre irrationnel '. 6 Artin-Schreier 1926, Satz 1. 7 Au contraire, si nous partons du corps ordonné Q des nombres rationnels, on peut l'étendre algébriquement en conservant son ordre, par exemple en prenant l'extension algébrique simple Q(V2). Notons, en passant, qu'un corps réel clos est un corps réel n'ayant aucune extension propre algébrique et réelle, mais lui-même n'est pas forcément une extension algébrique de son corps premier : au contraire du corps E A des nombres réels algébriques, E n'est pas algébrique sur le corps Q des nombres rationnels. 8 On trouvera une étude détaillée du finitisme de Hilbert dans Sinaceur 1993. 4 langage de l'algèbre 9, d'un phénomène, uploads/Philosophie/ sinaceur-continuite.pdf

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