Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire sla

Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves 6 | 2010 Linguistique russe Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste Laura Calabrese-Steimberg Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/slavica/348 DOI : 10.4000/slavica.348 ISSN : 2034-6395 Éditeur Université libre de Bruxelles - ULB Édition imprimée Pagination : 60-64 ISSN : 2031-7654 Référence électronique Laura Calabrese-Steimberg, « Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste », Slavica bruxellensia [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 15 juin 2010, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/slavica/348 ; DOI : 10.4000/slavica.348 Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2019. Les contenus de Slavica bruxellensia sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France. Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste Laura Calabrese-Steimberg 1 L’œuvre de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975)occupe, depuis les années 1960, une place fondamentale dans l’analyse littéraire. Elle est lue et commentée dans les universités d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique latine. Or, cette œuvre est également centrale dans le domaine des sciences du langage, et tout particulièrement de la linguistique du discours, depuis qu’elle a été introduite dans le champ français par Tzvetan Todorov et Julia Kristeva. Cette introduction des textes de Bakhtine n’a pas été sans difficulté, étant donné l’obstacle de la langue (peu d’intellectuels francophones connaissant le russe), mais elle a été accompagnée d’une impressionnante force d’imprégnation, pénétrant la totalité du champ des sciences humaines, comme le note l’analyste du discours Jean Peytard1. Cependant, suite à l’appropriation très personnelle qu’en font les deux intellectuels bulgares, le Bakhtine français est perçu comme « l’initiateur de la théorie de l’énonciation, sorte d’élève de [Émile] Benveniste avant l’heure, ou bien un rénovateur de la théorie marxiste des idéologies »2. En effet, lorsque son œuvre est traduite durant les années 1970, elle provoque un effet de réception singulier dans les cercles intellectuels français3, qui font du théoricien russe un précurseur des théories du discours. Trente ans plus tard, les retours théoriques et épistémologiques sur l’œuvre de Bakhtine permettent de la replacer dans son contexte de production et de faire un bilan de son incalculable apport aux sciences du langage. 2 Les concepts bakhtiniens qui ont le plus marqué ce domaine disciplinaire sont certainement ceux de « polyphonie »etde « dialogisme », et ce malgré leurs fluctuations de sens, qui ont donné lieu à une réflexion épistémologique importante et à des débats quasi philologiques en raison de l’inaccessibilité des textes originaux pour la plupart des linguistes occidentaux. Comme le note Aleksandra Nowakowska, « son vocabulaire est complexe et difficile à cerner, donc à traduire, car l’auteur, soit utilise des termes existants (dialogichnost’, raznorechie), soit fait un emploi particulier, souvent étendu, des termes existants (dialogicheskij) »4. Une difficulté majeure réside dans le fait que les deux Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste Slavica bruxellensia, 6 | 2010 1 notions se recoupent, désignant plus largement l’hétérogénéité des voix et de points de vue propre à tout énoncé. 3 Le concept de polyphonie (polifonija), développé dans l’ouvrage Problèmes de la poétique de Dostoïevski, est d’emblée associé à la construction romanesque, pour décrire notamment l’œuvre de l’auteur russe. Si la notion est proposée dès 1929, elle n’est pas reprise par la suite. Au contraire, la notion de « dialogisme », notammentprésentée dans Esthétique et théorie du roman et Esthétique de la création verbale, parcourt toute son œuvre. La pragmatique, via les travaux d’Oswald Ducrot5, exploite le concept de « polyphonie » dans le cadre d’une linguistique énonciative. Or, Ducrot déplace le champ d’application de la polyphonie du texte vers l’énoncé, dans lequel il distingue la voix du sujet parlant (être empirique) de celles du locuteur et de l’énonciateur (être de discours). Ces trois entités peuvent être assimilées aux notions littéraires « d’auteur », « narrateur » et « personnage ». Cette modélisation lui permet d’analyser les cas de double énonciation au sein d’un même énoncé, en termes de responsabilité énonciative et de point de vue. Le cas de la négation en est un exemple typique. Si j’affirme que « mon bureau ne se trouve pas loin du centre », je (locuteur) mets en scène un énonciateur qui suppose que mon bureau se trouve loin du centre, dont je fais entendre la voix dans le même énoncé. 4 Malgré la dette (partiellement assumée par Ducrot) envers le théoricien, ses développements sont loin du projet bakhtinien de lier un énoncé à un réseau d’énoncés antérieurs et futurs (voir infra), c’est-à-dire à son extérieur, et se limite à l’énoncé phrastique6. Malgré cela, nul ne doute de la place stable qu’occupe le concept de « polyphonie » en linguistique énonciative, qui s’intègre dans une série plus large de phénomènes discursifs tels que l’ironie, le pastiche et la parodie. L’incorporation du concept à la pragmatique énonciative a par ailleurs donné lieu à toute une école d’analyse polyphonique, la ScaPoLine (théorie SCAndinave de POlyphonie LINguistiquE), laquelle envisage autant l’énoncé que le texte comme une mise en scène de plusieurs voix. Les polyphonistes scandinaves (qui, contrairement à Bakhtine, conçoivent la coexistence de voix selon un modèle hiérarchique), considèrent la polyphonie comme un principe sémantique qui guide l’interprétation de l’énoncé. 5 Contrairement à la polyphonie, qui constitue un principe de la construction romanesque, le « dialogisme » (tel qu’il a été traduit en français) est un principe qui domine la pratique langagière, car tout énoncé est pris dans un réseau d’interactions, et ce, dans deux sens au moins. D’une part, tout énoncé est en interaction avec d’autres énoncés, car notre discours rencontre les discours antérieurs qui ont été produits par rapport à ce même sujet. Puisque tous les mots ont déjà existé dans la bouche d’un autre énonciateur, nous parlons avec les mots des autres, car « il n’existe plus, depuis Adam, d’objets innommés, ni de mots qui n’auraient pas déjà servi »7. D’autre part, chaque prise de parole se fait en fonction de notre interlocuteur (in praesentia ou in absentia). Autrement dit, chaque fois que nous prenons la parole nous sommes, en quelque sorte, en situation de dialogue : « Se constituant dans l’atmosphère du “déjà dit”, le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue »8. Cela revient à dire que le discours est radicalement hétérogène car il est en permanence traversé par l’altérité. En effet, les développements bakhtiniens remettent en cause non seulement l’unicité de l’énoncé, mais également celle du sujet parlant. 6 On comprend bien le rôle que joue l’œuvre de Bakhtine dans le détrônement du structuralisme français, qui se focalise sur l’analyse de l’énoncé au détriment de l’énonciation et des sujets énonciateurs. Le principe dialogique, au contraire, ouvre le Esthétique et théorie du roman : la théorie dialogique du Bakhtine linguiste Slavica bruxellensia, 6 | 2010 2 texte vers son extériorité et son antériorité, car comment analyser un énoncé sans prendre en compte la situation d’énonciation et les énoncés antérieurs avec lesquels il entre relation ? L’énoncé bakhtinien est ainsi « une unité de la chaîne verbale ininterrompue »9, traversée, qui plus est, par les voix de ceux qui ont employé les mêmes mots avant : « Chaque mot sent la profession, le genre, le courant, le parti, l’œuvre particulière, l’homme particulier, la génération, l’âge et le jour. Chaque mot sent le contexte et les contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense... »10. 7 Le principe dialogique introduit non seulement une nouvelle approche du fait langagier, mais également du sujet parlant. Dans le modèle bakhtinien, la parole n’est pas un lieu d’émergence de l’individualité mais, bien au contraire, la manifestation d’une activité collective qui témoigne de l’insertion de chacun dans le thésaurus commun du langage. Il dépasse par là l’approche stylistique, pour laquelle les textes sont l’expression d’un individu. À la stylistique et la linguistique structurelle, le théoricien oppose un modèle éclaté, multiple, hétéroclite des énoncés et des énonciateurs, selon lequel le sujet n’est pas la source unique du sens, qu’il partage avec ses interlocuteurs et, plus largement, avec toute la communauté langagière. 8 Ce virage épistémique opéré par son œuvre dans le champ français (et francophone) va profiter tout particulièrement à l’analyse de discours naissante (fin des années 1960), parfois au détriment d’une discrimination claire des concepts. L’analyse de discours française (ADF11) va s’atteler à repérer des marques concrètes du dialogisme qui se trouve à la base de tout acte de langage ; soucieux de faire parler les discours au-delà de ce que les énonciateurs disent, les analystes du discours vont chercher des traces d’altérité dans tout énoncé, dans ses échos, ses résonances. Il faut par ailleurs rappeler que l’idée d’un principe dialogique s’adapte tout naturellement au concept d’interdiscours de l’ADF, avec lequel il se confond souvent, et que les théoriciens érigent également en principe de tout discours12. Cependant, le concept de Bakhtine, en suggérant la présence de plusieurs voix uploads/Philosophie/ slavica-348.pdf

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