FRÉDÉRIC LENOIR Le Miracle Spinoza Une philosophie pour éclairer notre vie Le L

FRÉDÉRIC LENOIR Le Miracle Spinoza Une philosophie pour éclairer notre vie Le Livre de Poche remercie les éditions FAYARD pour la parution de cet extrait. AVANT-PROPOS Le miracle Spinoza La vie a parfois de bien curieuses malices. Deux hommes, parmi les plus grands génies de l’humanité, sont nés à moins d’un mois d’intervalle, ont vécu fort modestement à quelques kilomètres l’un de l’autre, sont décé- dés relativement jeunes (à 43 et 44 ans) et assez pauvres pour laisser des dettes à leurs héritiers. Même si leur œuvre a eu un certain rayonne- ment de leur vivant, ce n’est que plus de deux siècles après leur disparition que leur génie a été reconnu et que leur influence est deve- nue planétaire. L’un était peintre, l’autre était philosophe. Tous deux sont nés aux Pays-Bas 9 en 1632. Johannes Vermeer et Baruch Spinoza ne se sont jamais rencontrés. Il y a pourtant, outre leur biographie, une étonnante parenté dans leur œuvre : la lumière. La qualité de la lumière des intérieurs de Vermeer fait écho aux lumineuses démonstrations de Spinoza, elles nous font regarder l’homme et le monde autrement. J’ai rencontré Spinoza assez tardivement, mais ce fut une des rencontres les plus mar- quantes de mon existence. C’est alors que j’ai compris pourquoi Vermeer était le peintre qui me touchait sans doute le plus : l’harmonie que révèle la lumière de ses toiles a sur moi, comme la pensée du philosophe, un effet pro- fondément apaisant. Lorsque, au début des années 1980, j’ai fait mes études de philosophie à l’université, Spinoza n’était pas inscrit au programme offi- ciel. Tout juste avait-il été évoqué lors d’un cours de philosophie politique. Ce n’est qu’en 2012, lors de la rédaction de mon ouvrage Du bonheur. Un voyage philosophique, que j’ai véritablement découvert la pensée de ce phi- Le Miracle Spinoza 10 losophe juif d’origine portugaise, qui a vécu aux Pays-Bas au xviie siècle. Ce sont deux amis, fins connaisseurs de Spinoza, Raphaël Enthoven et Bruno Giuliani, qui m’ont d’ail- leurs mis sur la piste de l’Éthique et je les en remercie vivement : ce fut un coup de foudre. D’abord – comme tous les coups de cœur où se joue un effet miroir –, parce que j’y retrou- vais bien des aspects de ma propre vision du monde. Ensuite, parce qu’il m’emmenait sur des pistes que je n’avais pas encore explo- rées et m’obligeait à me poser de nouvelles et pertinentes questions. Depuis cinq ans, je le fréquente quasi quotidiennement. Il est devenu un ami cher, même si je ne partage pas nécessairement toutes ses idées. Malgré les nombreuses épreuves de sa brève existence, la joie est au cœur de la philosophie de Spinoza, et son influence m’a incité à écrire deux ans plus tard, alors que je traversais moi-même une épreuve de vie, La Puissance de la joie. Certes, la lecture de son œuvre majeure, l’Éthique, n’est pas aisée. Je l’ai lue de nom- breuses fois, et certains passages me restent encore obscurs. Mais peu importent les Avant-propos 11 ­ difficultés, j’en retire sans cesse de nou- veaux éclairages, qui aiguisent mon esprit, me plongent dans l’enthousiasme, changent par- fois mon regard et m’aident à vivre mieux. Spi- noza est un de ces auteurs qui peuvent changer une vie. De Bergson à Einstein, on ne compte plus les grands penseurs qui reconnaissent une dette profonde envers lui. J’ai envie de livrer ici le seul témoignage de Goethe, car il exprime de manière si juste la manière dont Spinoza peut illuminer notre intelligence et apaiser notre cœur, et cela, même si notre tem- pérament semble être fort différent du sien. Voici ce qu’écrit l’auteur de Faust dans ses Mémoires : « J’avais reçu en moi la personna- lité et la doctrine d’un homme extraordinaire, d’une manière incomplète, il est vrai, et comme à la dérobée, mais j’en éprouvais déjà de remar- quables effets. Cet esprit, qui exerçait sur moi une action si décidée, et qui devait avoir sur ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par tomber sur l’Éthique de ce philosophe. Ce que Le Miracle Spinoza 12 j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurai en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions ; une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. […] Au reste, on ne peut non plus méconnaître ici qu’à proprement parler les plus intimes unions résultent des contrastes. Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan, qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon carac- tère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. […] Je m’adonnai à cette lec- ture, et je crus, portant mes regards en moi- même, n’avoir jamais eu une vue aussi claire du monde 1. » Ce que souligne Goethe de si surprenant, c’est le contraste entre le caractère géométrique 1. Goethe, Mémoires, traduction de Jacques Porchat, Paris, Hachette, 1893, p. 537 et 572. Avant-propos 13 particulièrement aride de l’Éthique et la force d’apaisement que cet ouvrage peut procurer, notamment sur les caractères les plus passion- nés. Spinoza a l’ambition de démontrer, de manière quasi objective, l’intelligence et l’har- monie profondes qui unissent tout le réel. Par- tant de Dieu, défini comme la substance unique de ce qui est, il entend montrer que tout a une cause – de l’ordre cosmique au désordre de nos passions – et que tout s’explique par les lois universelles de la Nature. Tout chaos n’est qu’apparent ; le hasard, comme les miracles, n’existe pas. S’il y a pourtant un miracle qu’on aime- rait démasquer par une juste connaissance des causes, c’est bien le miracle Spinoza ! ­ Comment cet homme a-t‑il pu, en moins de deux décennies, édifier une construction intel- lectuelle aussi profonde que révolutionnaire ? Car, comme nous le verrons, la pensée de Spinoza constitue une véritable révolution politique, religieuse, anthropologique, psycho- logique et morale. En prenant la raison pour seul critère de la vérité, il se place d’emblée dans l’universel et l’intemporel, car elle est la Le Miracle Spinoza 14 même pour tous les hommes de tous les temps. C’est pourquoi son message n’a rien à craindre de l’usure du temps ou des singularités de sa naissance. Le rationalisme, comme l’on sait, a été ini- tié par Descartes sur la base du dualisme. D’un côté, le monde matériel ; de l’autre, le monde spirituel. Spinoza se place également sous l’égide de la raison, mais dépasse large- ment ce clivage. Sa pensée à la rigueur géomé- trique déconstruit les systèmes existants pour bâtir une philosophie globale qui ne fait plus la séparation entre le créateur et la création, le spirituel et le matériel, mais appréhende dans un même mouvement l’homme et la nature, l’esprit et le corps, la métaphysique et l’éthique. Ce coup de force intellectuel, Spinoza le réussit dans un xviie siècle où triomphent les obscurantismes, les intolérances, le fana- tisme. Insensible aux conformismes – ses ouvrages seront condamnés par toutes les religions –, il libère l’esprit humain des tra- ditions et des conservatismes. Et cela dans tous les domaines. Au xxe siècle, Albert Avant-propos 15 ­ Einstein trouve dans son œuvre le prolonge- ment métaphysique de la révolution physique qu’il opère. Mais sa conception de l’homme est tout aussi contemporaine. Il a réconcilié le corps et l’esprit, il a reconstitué le puzzle des sentiments, de la pensée et des croyances. Aujourd’hui, même le célèbre neuropsycho- logue Antonio Damasio voit en Spinoza le précurseur de ses théories sur les émotions. N’a-t‑il pas également inspiré les Lumières, l’exégèse biblique, l’histoire des religions, n’a-t‑il pas été philologue, sociologue et éthologue bien avant que ces disciplines ne se constituent ? Spinoza est assurément génial, et l’on peine parfois à suivre sa puissance intellectuelle, mais son abstraction ne vise qu’à proposer une sagesse qui ne trace aucune voie impérative pour permettre à chacun de trouver le chemin de la joie. « Quel homme, quel cerveau, quelle science et quel esprit ! » s’exclamait déjà Flaubert à son propos. Il faudra pourtant attendre le xxe siècle pour que les progrès des sciences humaines, mais aussi de la biologie, ne viennent encore Le Miracle Spinoza 16 confirmer nombre de ses thèses. Ajoutons qu’il parlait couramment le flamand, le portugais et l’espagnol ; qu’il pouvait lire l’italien, l’alle- mand et le français, ainsi que quatre langues anciennes : l’hébreu biblique, l’araméen, le grec et le latin. La construction de l’Éthique, avec son appareil d’axiomes, de définitions, de pro- positions, de démonstrations, de corollaires et de scolies, est complexe et rend sa lecture ardue, mais ses autres ouvrages sont rédigés de manière plus fluide et accessible. Spinoza écrit, comme les lettrés de son temps, dans uploads/Philosophie/ spinozale-miracle.pdf

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