Introduction. Un bon mort est un mort mort : vive Victor Cousin ! Delphine Anto

Introduction. Un bon mort est un mort mort : vive Victor Cousin ! Delphine Antoine-Mahut(1), Daniel Whistler(2) (1) ENS de Lyon, IHRIM, CNRS UMR 5317, LABEX “COMOD” (2) Royal Holloway, University of London Dans l’histoire de la philosophie, les termes en « isme » désignent des étiquettes forgées dans des interactions polémiques. Ils renvoient au moins autant à des accusations voire à des insultes, qu’à des signes de ralliement. Mais dans l’histoire de la formation d’un « isme », la dimension critique précède généralement la revendication positive. On est d’abord un « sale », un « méchant », un « coupable », un « pauvre », un « fou », un « trop », matérialiste ou idéaliste, rationaliste ou empiriste, partisan de telle ou telle secte philosophique. . . avant de l’être « proprement », « véritablement », ou « équitablement ». Or de ce point de vue, l’éclectisme attaché au nom de Victor Cousin présente une singularité. D’une part, il fait fonds sur un héritage positif : celui des philosophies du jugement libre chez Christian Thomasius et Johann Jakob Brucker et du projet encyclopédique de Diderot et des « philosophes » du dix-huitième siècle, qui aspirait à mettre l’ensemble des connaissances utiles à disposition du plus grand nombre. Et ce sont les choix opérés par Cousin dans les philosophies passées afin d’institutionnaliser une « philosophie d’Etat » 1 libérale, qui suscitent ensuite des critiques massives. D’autre part, ces représentations critiques sont aujourd’hui remises sur le chantier. Nous, entendons par là : nous autres historiens de la philosophie, particulièrement en France, serions encore éclectiques mais sans le savoir, et, pour cette raison même, de façon bien plus problématique que « Victor », dont nous souhaiterions pourtant nous « débarrasser » : 1. P. Vermeren, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de l’Etat, Paris, L’Harmattan, 1995. ii Introduction « Il faut que nous osions nous le dire à nous-mêmes : Cousin hante nos esprits de philosophes à la manière d’un inconscient théorique, comme un impensé qui précède toutes nos pensées et les incline dans un certain sens. » 2 Selon Pierre Macherey, « l’influence silencieuse » de l’éclectisme cousinien sur nos conceptions de l’enseignement philosophique et du pouvoir philosophique ainsi que sur la pratique de l’histoire de la philosophie, est assourdissante. La conception de la philosophie attachée au nom de Cousin et son héritage institutionnel restent au cœur du fonctionnement de la discipline. Pierre Macherey en conclut même : « Nous ne sommes toujours pas sortis du XIXe siècle » 3. La survie des Humanités, dans un contexte où elles se sentent régulièrement mena- cées, pourrait ainsi résider dans un nouvel éclectisme, plus ouvertement politisé 4, abandonnant cette illusoire impartialité dont nous nous réclamons souvent, en his- toire de la philosophie, pour nous disculper d’être restés cousiniens. Etre éclectiques aujourd’hui, ce serait accepter de renoncer à la navrante « neutralité » telle qu’elle s’illustre exemplairement dans l’exercice très français de la dissertation de philoso- phie générale 5. Ce serait retrouver cet esprit critique qui caractérise au premier chef la pensée autonome 6. A partir de Cousin et avec ou malgré lui, ensuite, il s’agirait de redonner à l’histoire de la philosophie son contenu éminemment philosophique. En revenant sur l’éclectisme comme arme philosophique, c’est cette dimension émi- nemment paradoxale de la démarche cousinienne que nous souhaitons interroger. Il est impossible de s’en débarrasser, si tant est que nous le dussions, sans y revenir. Soit Victor Cousin est un mort mort. Soit il faut se demander pourquoi il continue de nous hanter. Dans les deux cas, ce sont bien la vitalité de l’histoire de la philosophie et de son enseignement qui sont en jeu. 2. P. Macherey, Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie, 1965-1997. Paris, PUF, 1999, p. 197. 3. ibid., p. 198. 4. Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser. rééd. 2017. Cet ouvrage est le prolongement d’un travail réflexif et critique engagé dès 1989 dans un écrit publié sous un pseudonyme aux éditions de la Part-à- Taupes ; Plaidoyer pour les lectures actualisantes. Essai d’ontologie herméneutique. 5. F. Châtelet, La philosophie des professeurs, Paris, Grasset, 1970, p. 174-177. Après avoir décrit l’“idée directrice” de l’éclectisme cousinien comme une sélection et une mise en ordre des doctrines phi- losophiques du passé aux fins de “former de bons fonctionnaires, de bons pères de famille (et) de bons citoyens”, F. Châtelet explique que si “l’opération a été menée à visage découvert en France, à partir de 1830”, l’éclectisme académique contemporain, lui, “est à la fois moins solide et moins franc. Il est moins solide dans la mesure où il n’a plus la force d’affirmer tranquillement qu’il milite pour la défense des saines valeurs—Le Vrai, le Beau, le Bien—et de l’ordre qui les a produites. Du coup, il doit devenir moins franc : c’est alors qu’il constitue son recueil de résumés doctrinaux, de citations ou de textes. L’histoire de la philosophie ainsi comprise n’est plus qu’une couverture : la philosophie n’osant plus avouer son caractère foncièrement idéologique prend pour matériau de son exposition un passé, dont elle se fera un devoir de critiquer certains aspects, mais qu’elle aura défini d’abord comme essentiellement vénérable”. 6. C’est précisément contre les résurgences contemporaines de l’éclectisme que Joan Wallach Scott revendique le « critical insight » que peut donner une théorie post-structurale bien comprise : « What I am against is the notion, implied in the uses of eclecticism I have cited, that we are no longer subjecting the foundational premises of our disciplines or, for that matter, our era to rigorous interrogation, no longer asking how meaning is constructed and what relations of power it supports, but instead applying so many useful methods in a common empirical enterprise in which even radical insight is presented simply as new evidence and the conceptual foundations of disciplinary practice are left safely in place. Eclecticism in the highly specific usage I have referred to, connotes the coexistence of conflicting doctrines as if they were no conflict, as if one position were not an explicit critic of another. » (« Against Eclecticism », differences 16.3 (2005) : 116. Delphine Antoine-Mahut, Daniel Whistler iii Ainsi, ce volume propose une « hantologie » de Victor Cousin, c’est-à-dire une enquête sur la théorie et la pratique de Cousin, d’une part, et une réflexion sur la manière dont ces dernières nous hantent encore, d’autre part. Les interventions examinent particulièrement : (1) La spécificité conceptuelle de l’éclectisme cousinien, du point de vue des emprunts et démarcations revendiqués, comme du point de vue de ses nombreuses critiques, à compter des années 1820 ; (2) L’existence d’autres formes d’éclectisme, au XIXe siècle, que l’éclectisme cousinien, et les interactions éventuelles entre elles ; (3) La pratique de l’éclectisme par Cousin et ses étudiants et la façon dont ces pratiques continuent d’informer l’historiographie de la philosophie aujourd’hui ; (4) La politique philosophique — à la fois explicite et implicite — dans la pratique éclectique de Cousin et son héritage institutionnel, tant en France qu’à l’étranger. Il semble que Cousin ait revendiqué publiquement l’éclectisme pour la première fois dans la préface aux Fragments philosophiques de 1826, dont la publication fait suite à son éviction de l’Université en raison de ses idées libérales. Dans un contexte politique dans lequel il est personnellement attaqué, mais dans lequel il s’est massivement rallié la jeunesse étudiante 7, l’éclectisme est ainsi, à la fois, un militantisme et un signe de ralliement. D’un côté, il se présente comme la version irénique et élargie d’un projet bon dans son inspiration mais étriqué dans ses applications. Il s’agit d’appliquer à l’âme humaine une méthode d’investigation empirique que Bacon et ses successeurs avaient cantonnée à la science de la nature. Mais pour cette raison même, la nouvelle psychologie, ou le nouveau spiritualisme ainsi définis, portent avec eux une charge lourde contre l’ensemble des « philosophes » du dix-huitième siècle, représentés par Condillac. Le « sensualisme » épistémologique de ces derniers a entraîné les errances politiques et morales de la Révolution. L’illusion de continuité est donc en réalité une rupture avec les Idéologues. Elle traduit la revendication, de plus en plus guerrière au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, d’un retour au cartésianisme « pur » des idées innées, fondant la véritable philosophie sur une interprétation rationaliste de l’enthymème « Je pense, donc je suis » et des preuves de l’existence de Dieu. En insistant sur sa dimension psychologique et rationnelle, et en repensant les limites assignées à la rationalité humaine par des prédécesseurs se trouvant au présent des successeurs positivistes, le nouvel éclectisme se démarque donc aussi de ceux qu’il désigne comme les « spiritualistes théologiens ». En prenant en charge l’écriture de sa propre histoire, et en circonscrivant ses contours par rapport à ceux qu’il souhaite que l’on considère comme ses autres, l’éclectisme militant affirme à la fois son magistère et sa capacité à faire école. Cette ambiguïté constitutive de l’éclectisme, à la fois irénique et guerrier, syncrétique et exclusif, peut s’illustrer par deux dimensions uploads/Philosophie/ un-bon-mort-est-un-mort-mort-vive-victor-cousin-introduction-pdf.pdf

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