P. Challemel - Lacour Un bouddhiste contemporain en Allemagne Arthur Schopenhau

P. Challemel - Lacour Un bouddhiste contemporain en Allemagne Arthur Schopenhauer Revue des Deux Mondes T.86, 1870 Numérisation et mise en page par Guy Heff Octobre 2013 www.schopenhauer.fr 3 L’antiquité, si riche en originaux, n’a peut-être pas de caractères plus singuliers que ses philosophes. Le recueil laissé par Diogène de Laërte est une véritable galerie d’excentriques. Qu’est-ce que cet autre Diogène qui roule cyniquement son domicile dans les rues d’Athènes en jetant à droite et à gauche ses apophtegmes caustiques ? Qu’est-ce que ce Pyrrhon qui, mettant le scepticisme en pratique, ne marche qu’entouré d’un cortège d’amis obligés de veiller sur ses jours ? Qu’est-ce que Socrate lui-même avec ses éternelles flâneries et sa manie d’embarrasser les gens, sinon des humoristes, — je prends le mot le plus doux, — auxquels on ne saurait en bonne justice appliquer les règles communes ? Il faudrait feuilleter les bollandistes pour trouver, parmi les saints du moyen âge, des propos et des manières de vivre aussi bizarres. Nos philosophes n’ont point aujourd’hui de ces singularités. Quelle que soit la doctrine qu’ils professent, ils vivent en gens du monde, et il n’y a aucun moyen de distinguer, à la façon d’être pas plus qu’à l’habit, un positiviste d’avec un métaphysicien. C’est donc une rareté digne d’attention qu’un philosophe contemporain, auteur d’une doctrine étrange et profonde, qui conforme sa vie à sa doctrine, qui, par exemple, est resté célibataire par principe métaphysique, et cette rareté, on la trouve chez un philosophe allemand, Arthur Schopenhauer, dont le nom est assez souvent prononcé en France depuis une dizaine d’années. Ce philosophe a été chez nous l’objet de quelques travaux plus ou moins estimables, mais qui ne donnent pas, je crois, une idée 4 suffisante ni même une idée tout à fait exacte du personnage et de sa doctrine. Cette doctrine a fait grand bruit en Allemagne pendant une certaine période. Schopenhauer avait fini par rencontrer, après une longue attente, des disciples fervents qui ont recueilli religieusement ses paroles, ses lettres, les traits de sa vie, et qui plus d’une fois, avec moins de prudence que de piété, se sont empressés de révéler au public jusqu’à ses faiblesses. MM. G. Gwinner, Otto Lindner, J. Frauenstædt, ont tour à tour raconté ce qu’ils savaient de lui ; chacun d’eux a prétendu à l’honneur de l’avoir mieux connu que les autres, et cette émulation n’a pas manqué de dégénérer en jalousies et en querelles. Un critique de mérite, M. R. Haym, qui semble se constituer volontiers le liquidateur des philosophies déchues, et qui a fait autrefois dans un livre remarquable le bilan posthume de l’hégélianisme, a résumé le débat en termes d’une sévérité, à mon sens, excessive. D’autres critiques sont intervenus et ont prononcé leur verdict à des points de vue différends, M. Hoffman au nom de l’orthodoxie la plus étroite, M. C. Gutzkow au nom du patriotisme radical. Les documents abondent, comme on le voit, entre nos mains. A l’heure qu’il est, cette discussion ardente et quelque peu tumultueuse a cessé, et il est facile de voir qu’entre l’engouement et le dédain il y a, comme toujours, place pour un jugement impartial et modéré. La doctrine vit encore, il se peut toutefois qu’elle disparaisse, aussi bien que beaucoup d’autres qui n’ont pas fait moins de bruit en leur temps ; mais il restera toujours une figure de philosophe curieuse à étudier, et une doctrine qui répond 5 en philosophie à une des dispositions les plus marquées du siècle, à cette humeur noire qui a dominé en poésie depuis cinquante ans, et qui a envahi beaucoup d’âmes sérieuses. J’ajoute qu’à côté du philosophe il y a chez A. Schopenhauer un écrivain et un penseur, et de ceux-là rien ne se perd : ils sèment des germes que des souffles imprévus, que d’invisibles courants emportent, et qu’on s’étonne souvent de voir fructifier au loin sans pouvoir dire d’où ils viennent. I On s’est trop accoutumé à considérer les systèmes de philosophie en eux-mêmes sans tenir un compte suffisant des circonstances où ils ont été élaborés, du génie particulier qui les a produits, et à les traiter comme le développement pour ainsi dire algébrique d’un certain nombre de principes généraux. Ce n’est pas ainsi qu’ils se forment : la philosophie n’est pas une science impersonnelle, où le plus humble apporte sa pierre et dont on puisse retrancher le nom des ouvriers ; elle se compose de grandes créations qui se répondent l’une à l’autre, qui s’enchaînent entre elles, et dont chacune est l’expression d’un génie et d’une âme coordonnant ses idées sous l’influence complexe du tempérament et de l’éducation. Au lieu de soumettre les systèmes à une critique abstraite dont les règles varient avec les convictions du juge, il serait temps qu’on leur appliquât la critique positive et psychologique si heureusement employée de nos jours dans l’examen des œuvres littéraires. C’est ce que je me propose d’essayer, et l’on peut s’attendre à trouver d’étroits rapports entre la doctrine et le caractère que je dois faire connaître. 6 Un mot d’abord sur la singulière fortune de cette doctrine. On sait ce qu’il était advenu en France de la philosophie après 1848, et le profond discrédit où elle était tombée dans le public et dans l’enseignement ; à peine si elle s’en relève lentement aujourd’hui. La même catastrophe se produisit à la même époque en Allemagne. Une doctrine y régnait presque en souveraine ; elle avait pénétré dans la religion et dans la politique, elle s’était associée à toutes les préoccupations du pays. Tout à coup un voile se déchire, et il semble qu’on la juge pour la première fois en liberté. Non-seulement l’empire lui échappe, mais le respect même s’en va, et cette chute rapide de l’hégélianisme entraîne la ruine de toute philosophie ; on ne voit plus, comme après un ouragan, que débris de doctrines surnageant pêle-mêle, et la pensée spéculative offre encore plus que la politique l’image d’un champ dévasté. C’est à ce moment que le nom de Schopenhauer surgit à la lumière. Un beau jour, l’Allemagne apprend non sans surprise qu’elle possède à son insu depuis trente ans un grand prosateur inconnu et un profond penseur de plus ; l’opinion, tout à l’heure désabusée de toute spéculation, court aussitôt à lui. Les histoires de la philosophie pleines des noms de Schelling, de Fichte, de Hegel, ne connaissaient pas ce nom-là ; mais il regagne promptement le temps perdu, le retour de justice qu’il attendait avec une certitude orgueilleuse s’accomplit en peu d’années, et tandis que ses rivaux délaissés conservent à peine quelques rares adeptes, il meurt, en 1860, presque dans la gloire. 7 Tout est fait pour surprendre dans la destinée de cette doctrine, et d’abord la longue obscurité où elle est restée ensevelie, car Schopenhauer n’est pas un de ces philosophes dont la langue ou les idées rebutent par la difficulté de les pénétrer le lecteur de bonne volonté ; il n’y a pas, il faut l’avouer, d’écrivain plus clair, et il possède par surcroît une qualité peu commune en Allemagne et qu’on ne s’attendrait guère surtout à trouver chez un philosophe, l’agrément. Il n’a d’ailleurs rien de commun avec ces philosophes, peu attrayants pour les intelligences méditatives, qui se jouent avec légèreté à la surface des questions ; il creuse profondément, sa pensée ne touche pas un sujet sans y laisser, comme un soc d’acier, quelque sillon vif et brillant. Si cette male chance de Schopenhauer et de sa doctrine ne s’explique pas facilement, la renaissance imprévue d’un système enterré, la vogue rapide qu’il obtient, l’éclat qu’il jette et qui attire tous les yeux, sont encore plus étonnants. Cette doctrine choque en effet les goûts les plus vifs des contemporains. L’histoire a toutes les prédilections du siècle, et Schopenhauer a pour l’histoire les mêmes dédains que Descartes. La politique est une fièvre à laquelle personne n’échappe, et il fait fi de la politique ; non content d’attaquer violemment les démagogues, ou plutôt les politiques sans acception de parti et les réformateurs de toute dénomination, il va jusqu’à déclarer (en Allemagne, qu’on y songe bien) le patriotisme la plus sotte des passions et la passion des sots. Vers 1850, dans un temps où tant de déceptions assombrissent les esprits et où de cruelles catastrophes remplissent les honnêtes gens d’une tristesse trop 8 légitime, apporte-t-il au moins des idées de nature à rasséréner les courages ? Au contraire il proclame que le comble de la folie est de vouloir être consolé, que la sagesse consiste à comprendre l’absurdité de la vie, l’inanité de toutes les espérances, l’inexorable fatalité du malheur attaché à l’existence humaine. Est-ce un moderne qu’on entend ? Non, c’est un bouddhiste, pour qui le repos réside dans l’absolu détachement, qui nous indique comme la bénédiction à laquelle nous devons aspirer et comme la récompense réservée aux saints l’anéantissement de la volonté. Un tel système n’a certes rien d’engageant, il est plus propre à scandaliser une époque fière de sa civilisation et enflée de sa puissance qu’à la uploads/Philosophie/ un-bouddhiste-contemporain.pdf

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