1 L’évolution du paradigme scolaire et le devenir des mathématiques : questions

1 L’évolution du paradigme scolaire et le devenir des mathématiques : questions vives et problèmes cruciaux Yves Chevallard 1. La notion de « problème de la profession » (p. 2) La TAD et les métiers (p. 2) Le métier et ses difficultés (p. 3) Des difficultés du métier aux problèmes de la profession (p. 6) Professions et semi-professions (p. 7) 2. Problèmes classiques de la profession : exemples mathématiques (p. 10) Le métier en questions (p. 10) Des matériaux pour une réponse et leur improbable devenir (p. 11) Infrastructures mathématiques : un exemple (p. 13) 3. Le paradigme de la visite des œuvres et ses problèmes (p. 17) Le professeur et la structuration du champ praxéologique à enseigner (p. 17) La profession et l’aggiornamento du champ praxéologique à enseigner (p. 19) Le déclin du paradigme de la visite des œuvres (p. 20) Puissance et impuissances attractives d’une œuvre : un exemple mathématique (p. 22) Stratégies réparatrices : « Faites-leur aimer les mathématiques ! » (p. 25) Stratégies réparatrices : « Faites-leur connaître les mathématiques ! » (p. 27) Du sublime à la plomberie (p. 30) 4. Le paradigme du questionnement du monde et ses problèmes (p. 35) Contrats épistémiques temporels et diffusion praxéologique de masse (p. 35) La notion d’enquête « codisciplinaire » (p. 38) Un obstacle fondamental : l’habitus rétrocognitif (p. 42) La connaissance des œuvres revisitée (p. 45) Vers un curriculum questionnant et ouvert (p. 50) Bibliographie (p. 52) Annexes (p. 55) 2 L’évolution du paradigme scolaire et le devenir des mathématiques : questions vives et problèmes cruciaux Yves Chevallard 1. La notion de « problème de la profession » La TAD et les métiers La théorie anthropologique du didactique (TAD), dans laquelle s‟inscrit ce cours, implique un élargissement de l‟univers des objets auquel le didacticien se réfère. Je rappelle que la TAD étudie les conditions et contraintes de la diffusion sociale des entités praxéologiques, c‟est-à- dire de leur diffusion aux personnes et aux institutions. Ces conditions et contraintes sont repérées sur une échelle dite des niveaux de codétermination didactique dont je ne présente ici, volontairement, qu‟une partie : …  Civilisation  Société  École  Pédagogie  Œuvre  … On ne s‟étonnera donc pas que, même quand on s‟interroge sur la diffusion sociale d‟une œuvre déterminée, par exemple de telle œuvre mathématique, on ait à prendre en compte, le cas échéant, des conditions qui s‟enracinent en particulier dans la société à laquelle on se réfère. 3 Si, en particulier, on se réfère à des œuvres relevant de ces champs praxéologiques que sont les mathématiques, la langue française, l‟histoire, la physique et la chimie, etc., qui font dans l‟école considérée l‟objet d‟un enseignement explicite et méthodique d‟une « discipline » qui leur est dédiée, la diffusion repose en grande partie sur l‟action d‟un corps de métier formé de personnels voués à l‟enseignement de cette discipline, soit de ce que j‟appellerai les professeurs de cette discipline. Nombre de noms communs employés jusqu‟ici l‟ont été en un sens propre à la TAD : ainsi en va-t-il par exemple des mots œuvre, discipline ou encore professeur. Il en est de même du mot de métier. Ce mot appartient, certes, à la langue commune et je le prends ici, grosso modo, dans le sens connu de tous les locuteurs francophones. Ce sens permet de parler aussi bien du métier de plombier que du métier de sociologue (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 1968), du métier de principal de collège que du métier de roi (comme le faisait Louis XIV dans ses Mémoires, avec une majuscule à l‟initiale de roi). Je parlerai donc du métier de professeur de mathématiques de notre enseignement secondaire, et aussi du métier de chercheur en mathématiques ou du métier de chercheur en didactique des mathématiques. (Dans ces deux derniers cas, je dirai, pour faire court : le métier de mathématicien, le métier de didacticien des mathématiques.) Le métier et ses difficultés Le métier de professeur de mathématiques, c‟est ce à quoi doit se livrer quiconque exerce ce métier. Exercer le métier de médecin généraliste, c‟est notamment recevoir des patients à son cabinet, les interroger, les ausculter, leur demander leur carte Vitale, rédiger des ordonnances ; et c‟est aussi visiter des patients à domicile, etc. De même, exercer le métier de professeur de mathématiques conduit à accomplir ce que je nommerai les gestes du métier – par exemple « faire cours », « préparer son cours », « donner des devoirs », « corriger des devoirs », « rédiger un corrigé », « remplir des bulletins scolaires », etc. J‟espère que ces illustrations sommaires suffiront à fixer convenablement le sens qu‟il convient de donner ici au mot de métier. Ce qui importe maintenant est ceci : l‟exercice d‟un métier se heurte à des difficultés. J‟use de ce mot – difficulté – parce qu‟il me semble minimaliste : comme le dit naïvement un dictionnaire en ligne de la langue anglaise (le MacMillan Dictionary), “if you have difficulty with something, you are not able to do it easily”1. J‟ajoute à cela un autre 1 On peut songer aussi à parler d‟obstacle Ŕ l‟exercice d‟un métier se heurte à des obstacles. La différence entre les deux est minime mais il est utile de la noter. Dans son Dictionnaire de la langue française (1872-1877), Littré écrit : « La difficulté implique qu‟une chose est difficile à faire. L‟obstacle n‟implique pas cette idée et signifie qu‟une chose est debout devant nous et s‟oppose. » Dans son Petit dictionnaire des synonymes français (Hachette, 17e tirage 1909), E. Sommer ajoute un troisième terme − empêchement Ŕ aux deux précédents Ŕ difficulté, obstacle − et précise alors (p. 116) : « La difficulté embarrasse, cause de l‟hésitation ; l‟obstacle arrête, 4 emprunt au même dictionnaire : “A difficult idea or situation is like a knot or something that is tied up, tangled, or twisted. When you deal with it successfully, it is like untying it and getting rid of the knots and tangles.” Se sortir d‟une difficulté, c‟est défaire les nœuds d‟une situation « nouée », qu‟on a d‟abord ressentie comme plus ou moins profondément embrouillée. Des difficultés se révèlent, certes, en toute activité humaine concrète. L‟activité correspondant à l‟exercice d‟un métier peut ainsi rencontrer des difficultés qui ne sont pas nécessairement liées au métier et qu‟on dira pour cela contingentes (par rapport au métier). Mais c‟est en ce point que commence… la difficulté que je voudrais souligner. Il apparaît en effet que, parmi les gens de métier et dans la noosphère même du métier, d‟aucuns se hâtent de jeter par-dessus bord nombre de difficultés effectivement rencontrées par certains dans l‟exercice du métier, et cela au motif que ces difficultés n‟affecteraient pas le métier proprement dit mais découleraient de conditions contingentes de son exercice. Bien souvent, ainsi, on posera que telle difficulté observée n‟est pas véritablement une difficulté du métier mais qu‟elle est due à la maladresse ou à l‟incompétence de la personne observée. Cette propension à « délester » le métier de ses difficultés nourrit ainsi, corrélativement, les suspicions croisées entre gens de métier, en sorte qu‟il n‟est guère avantageux, dans le métier, de faire connaître que l‟on rencontre des difficultés ! Pour échapper aux conséquences fâcheuses de cet habitus dont la prégnance est elle- même une difficulté du métier, le didacticien, qui fait partie de la noosphère du métier dès lors qu‟il se le donne pour objet d‟étude, doit par méthode regarder toute difficulté observée dans l‟exercice du métier de professeur (de ceci ou de cela) comme étant sauf exception une difficulté du métier de professeur (de ceci ou de cela). Je voudrais illustrer la chose à l‟aide de l‟un des Propos d’un Normand publiés autrefois par le philosophe Alain (Émile-Auguste Chartier, 1868-1951) ; celui-là date du 31 octobre 1912 (Alain, 2011) : Le métier d‟instituteur est à mes yeux parmi les plus durs. Songez qu‟il faut parler haut et clair pendant des heures ; songez que la plus petite marque de fatigue est immédiatement saisie par tout le jeune bataillon, avide de liberté, de jeux et de bruit. Il faut être un peu du métier pour comprendre ces difficultés-là. Les classes sont souvent trop nombreuses ; souvent aussi une partie de ce petit peuple manque de politesse ; les moyens de discipline sont extrêmement faibles ; il faut se faire aimer et se faire craindre en même temps. Cela suppose une tenue et une barre le chemin ; l‟empêchement oppose une résistance active, et surtout offre l‟idée de quelque chose de plus absolu. » Je prendrai ici le mot de difficulté comme englobant ces trois modalités de la gêne à agir, depuis la « simple » difficulté jusqu‟à l‟empêchement « absolu ». 5 surveillance de soi constantes ; et l‟on peut, sans aucune exagération, comparer l‟instituteur au dompteur, dont l‟attention ne peut pas dormir un seul petit moment. Ceux qui jugent des enfants réunis d‟après l‟enfant isolé, et qui croient que l‟homme fait a un ascendant naturel sur soixante gamins, ceux-là ne connaissent pas uploads/Philosophie/ee16-cours-amp-td-yc-et-al-v5.pdf

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