Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1, 2012 (Actes 5), p. 499-518 ISSN 178
Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1, 2012 (Actes 5), p. 499-518 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm Sur la notion de schéma corporel dans la philosophie de Merleau-Ponty : de la perception au problème du sensible PAR DANILO SARETTA VERISSIMO Universidade Estadual Paulista (Brésil) Dans cet article, nous nous proposons d’établir une analyse comparative entre l’approche de la notion de schéma corporel dans la Phénoménologie de la perception1 et dans les Cours de Sorbonne, réalisés entre 1949 et 1952, et dédiés, surtout, à la psychologie de l’enfant. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty critique le caractère associationiste qui a marqué l’émergence de la notion de schéma corporel dans la neuropsychiatrie au passage du XIXe au XXe siècle. Pour le philosophe, le sens vraiment fructueux de ce dispositif repose dans son caractère intentionnel. Merleau-Ponty opère une désubstantialisation de la notion concernée. De représentation ou de no- yau cognitif organisateur de notre expérience corporelle, elle passe à fonction pré-cognitive, expression de la perméabilité des parties de notre corps les unes en relation aux autres, et, également, de la perméabilité du corps au monde et à autrui. Après la Phénoménologie de la perception, cette perméa- bilité sera pensée de plus en plus dans les termes d’une « proximité vertigi- neuse » entre nous et les objets, entre nous et autrui. Le passage, que réalise Merleau-Ponty, de l’idée d’incarnation à la conception de chair commence à être conçu dans la période entre 1945 et 1952, et se nourrit de discussions concernant la corporéité à l’intérieur, principalement, de la psychologie de l’enfant et de la psychanalyse, ainsi que des réflexions concernant le schéma corporel. Dans ce contexte, la notion de schéma corporel, dont l’interpré- tation intellectualiste de représentation ou d’image de notre corps ne peut plus être soutenue depuis la Phénoménologie de la perception, ne se contente 499 1 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Abrégé Ph.P. par la suite. pas d’être conçue comme connaissance pré-cognitive de notre corps dans le monde : elle exige d’être conçue dans les termes de notre participation prodi- gieuse au monde, sens qui se met en évidence dans la période des Cours de Sorbonne. 1. La notion de schéma corporel dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty entre en contact avec la notion de schéma corporel en étudiant la littérature neuropsychologique des débuts du XXe siècle. On attri- bue au neurologue Henry Head les premières élaborations de la notion de schéma corporel. À partir de recherches sur des perturbations de la capacité de localiser des stimulations externes, Head a admis l’existence de modèles ou de schémas tactiles, visuels, posturaux et moteurs du corps1. Il s’agirait d’un système dynamique qui constitue des modèles organisés concernant notre condition corporelle et qui gouverne, principalement, notre posture et notre motricité. Selon le neurologue, ce système reste au dehors de nos do- maines conscients2. Klaus Conrad3 nous invite à porter notre attention sur l’ambiguïté de la notion de schéma corporel dans la pensée de certains auteurs. Elle est conçue soit comme un fait psychologique, soit comme un fait physiologique. Quoiqu’il en soit, on tourne autour d’un idéal empiriste. Il incomberait aux données interoceptives et propriocetives d’alimenter des schémas associatifs d’ordre purement physiologique ou de donner lieu à des schémas associatifs d’ordre représentationnel qui, même non conscients, seraient toujours prêts à agir. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty désub- stantialise la notion de schéma corporel. Le philosophe s’efforce de déployer un dialogue de co-appartenance entre sujet et objet. Cette communication s’établit sur notre unité corporelle, qui, à son tour, fait unité avec le monde. De ses études concernant la spatialité et la motricité du corps propre découle une telle organicité entre sujet et monde que tant le mouvement que l’espace perçu cessent de figurer comme des éléments de représentation. Le schéma 1 H. Hécaen et J. Ajuriaguerra, Méconnaissances et hallucinations corporelles : intégration et désintégration de la somatognosie, Paris, Masson & Cie, 1952. 2 H. Head et G. Holmes, « Sensory disturbances from cerebral lesions », Brain, vol. 34, 1911, p. 102-254 ; Sh. Gallagher, J. Cole, « Body image and body schema in a deafferented subject », Journal of Mind and Behavior, vol. 16, 1995, p. 369-390. 3 K. Conrad, « Das Körperschema: Eine kritische Studie und der Versuch einer Revision », Neurologie und Psychiatrie, vol. 147, p. 346-369, 1933, apud H. Hécaen et J. Ajuriaguerra, op. cit. Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1 (2012) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2012 ULg BAP 500 corporel apparaît comme fonction de transposition tacite établie « sur l’unité et l’identité du corps comme ensemble synergique »1, de manière que, à tra- vers la motricité, on voit apparaître entre le corps et les phénomènes exté- rieurs un système unifié analogue à la synergie du corps propre. Le mouvement corporel et l’espace se laissent prendre comme des facteurs subordonnés à des actes exprès de représentation seulement dans les cas de perturbation du schéma corporel, comme on le trouve dans plusieurs études2. Dans les cas pathologiques, on remarque la désintégration de l’unité pré-reflexive entre sujet et monde, ce qui révèle à Merleau-Ponty la complicité entre le corps et le monde. Face à ce constat, le philosophe s’é- loigne des synthèses conscientes opérées par la conscience, de l’ « intention- nalité de représentations », et souligne une « intentionnalité motrice », en prenant le corps pour « sujet de la perception »3. La notion de schéma cor- porel est, donc, intégrée dans l’activité intentionnelle du sujet psychophy- sique. Dans la dynamique du chapitre La spatialité du corps propre et la mo- tricité, de la Phénoménologie de la perception, la notion d’intentionnalité motrice déplace des analyses d’empreinte intellectualiste établies sur la notion de fonction symbolique vers le caractère intentionnel de l’activité motrice. Cela implique le déclin d’un dispositif théorique anthropologique au profit d’un autre. La notion de fonction symbolique4 est annulée et une importance croissante est donnée au concept de schéma corporel. La critique 1 Ph.P., p. 366. 2 W. Woerkom, « Sur la notion de l’espace (le sens géométrique), sur la notion du temps et du nombre : une démonstration de l’influence du trouble de l’acte psychique d’évocation sur la vie intellectuelle », Revue Neurologique, vol. 26, 1919, p. 113- 119 ; J. Lhermitte, G. Lévy, N. Kyriako, « Les perturbations de la pensée spatiale chez les apraxiques : à propos de deux cas cliniques d’apraxie », Revue neurologique, vol. 32, n° 2, 1925, p. 586-600 ; H. Head, Aphasia and kindred disor- ders of speech, Cambridge, 1926, apud E. Cassirer, La Philosophie des formes sym- boliques III. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Paris, Minuit, 1972 ; J. Lhermitte, J. Trelles, « Sur l’apraxie pure constructive: les troubles de la pensée spatiale et de la somatognosie dans l’apraxie », L’encéphale, vol. 28, n° 6, 1933, p. 413-444 ; K. Goldstein, M. Scheerer, « Abstract and concrete beha- vior », dans A. Gurwitsch, E. Haudek, W. Haudek, Kurt Goldstein : Selected Papers / Ausgewählte Schriften, La Haye, Nijhoff, 1971, p. 365-399. 3 Ph.P., p. 239. 4 La fonction catégorielle, ou symbolique, détient un rôle positif dans le premier livre de Merleau-Ponty, La structure du comportement. Cf. D. Verissimo, « Position et critique de la fonction symbolique dans les premiers travaux de Merleau-Ponty », Chiasmi International, vol. 13, 2011, p. 475-479. Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1 (2012) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2012 ULg BAP 501 de la fonction symbolique est opérée dans le débat sur la distinction entre des mouvements concrets et des mouvements abstraits né à partir d’études sur l’apraxie. Plusieurs auteurs1 ont observé que leurs patients réalisaient sans effort des activités simples et concrètes, comme coiffer les cheveux ou allumer une pipe, mais échouaient devant des sollicitations dépourvues d’un sens vital comme soulever le bras à la demande du médecin. Les malades réalisaient de grands efforts pour « trouver » le membre impliqué dans la tâche, ensuite pour « trouver » leur tête, indication de l’ « en haut », et, finalement, pour réaliser les oscillations corporelles qui pouvaient culminer dans le mouvement attendu. Les chercheurs ont attribué ces dysfonctionne- ments à la désorganisation de la fonction symbolique, responsable de la capacité que nous avons de nous guider non seulement dans le milieu immé- diat, mais aussi à travers d’éléments représentés. Selon Merleau-Ponty, la distinction entre le comportement concret et le comportement abstrait nous ramène à une distinction d’ordre ontologique entre l’être comme chose et l’être défini « par l’acte de signifier »2, entre l’automatisme et la conscience. Le philosophe observe que les patients recon- naissent les ordres, aussi bien que les mouvements sollicités quand enfin ils sont réalisés. L’auteur commente : « Si la consigne a pour lui [le malade] une signification intellectuelle, elle n’a pas de signification motrice, elle n’est pas parlante pour lui comme sujet moteur »3. Et il continue : Ce qui lui manque n’est ni la motricité, ni la pensée, et nous sommes invités à reconnaître entre le mouvement comme processus en troisième personne et la pensée comme représentation du mouvement une anticipation ou une saisie du uploads/Philosophie/ verissimo-notion-de-schema-corporel-dans-merleau-ponty.pdf
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- Publié le Nov 29, 2022
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