Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 26 | avril 1999 Diderot, philosoph

Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 26 | avril 1999 Diderot, philosophie, matérialisme Machine et organisme chez Diderot Charles Wolfe Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rde/1832 DOI : 10.4000/rde.1832 ISSN : 1955-2416 Éditeur Société Diderot Édition imprimée Date de publication : 15 avril 1999 ISBN : 2-252-03253-7 ISSN : 0769-0886 Référence électronique Charles Wolfe, « Machine et organisme chez Diderot », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 26 | avril 1999, mis en ligne le 07 août 2007, consulté le 30 juillet 2021. URL : http:// journals.openedition.org/rde/1832 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.1832 Propriété intellectuelle Charles T. WOLFE Machine et organisme chez Diderot Was man an der Natur Geheimnisvolles pries, Das wagen wir verständig zu probieren, Und was sie sonst organisieren ließ, Das lassen wir kristallisieren. (Goethe, Faust, lignes 6857-60)1. Il y a un parfum de provocation ou de paradoxe dans une citation du philosophe de la nature et de l’Urpflanz dans un contexte qui se veut matérialiste. Déjà Barbey d’Aurevilly, dans son pamphlet Goethe et Diderot, opposait l’un à l’autre, Goethe le grand penseur et poète (allié à Hegel, vrai philosophe) et Diderot, grossier et sensuel selon la formule reprise par Janet, Diderot dont Barbey se permet de dire qu’en philosophie il n’est qu’un « lécheur ». Je ne propose pas de renversement qui remettrait Diderot à une place légitime, on le fait depuis Luppol dans les années 30. Alors pourquoi cette citation ? Nos actions, nos interventions, nos tentatives de comprendre et de fabriquer les corps organisés dont le brevet est détenu par la Nature (au passé), sont au présent. Temps présent, donc, mais surtout un jeu de l’organique et du cristallin, du naturel et de l’artificiel (ou l’humain), qui servira d’accès à la constellation d’idées autour de Diderot. Ces vers sont prononcés par le serviteur de Faust, Vagner, dans un dialogue avec Méphistophélès. Ils marquent l’idée de notre tentative de saisir intellectuellement, en le cristallisant, ce qui émane des 1. « Ce que l’on prétendait secret de la nature / nous, nous osons l’analyser / et ce qu’elle organise en chaque créature / nous le ferons cristalliser » (tr. J. Malaparte, Flammarion, 1984). Littéralement : « ce que l’on louait dans les profondeurs du secret de la nature / nous osons tenter de le saisir par l’intellect / et ce qu’elle faisait organiquement organisé / nous le faisons cristalliser ». Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 26, avril 1999 214 CHARLES T. WOLFE profondeurs du secret de la nature, émanation organisée, ce qui signifiait encore à cette époque : organique. L’organisation est ici organique et non structurelle (ce n’est pas un hasard si Goethe refera surface dans La structure de l’organisme de Kurt Goldstein). Quant au titre « Machine et organisme », on y reconnaîtra la trace d’un article classique de Georges Canguilhem2, qui étudie surtout la biologie cartésienne en son rapport à la technique. Plus récemment, Jacques Moutaux3 a montré en se référant à La Mettrie, que le rapport entre machine et matérialisme était de nature antagoniste. Cette enquête spéculative sera donc un prolongement de leurs travaux, en guise d’hommage. Je vais prendre un point de départ analogue et examiner rapidement le statut de l’idée de machine dans son rapport au mécanisme. Puis je compliquerai la notion de la machine en faisant appel à Leibniz, très proche de Diderot sur ce point, même si l’enquête très riche de Belaval4 veut démontrer l’absence d’une véritable influence, Leibniz l’inventeur du mot « organisme » mais surtout du thème des machines naturelles. Ensuite, je donnerai quelques indications sur l’idée d’organisme en général (mais pas dans la philosophie politique), en confrontant les modèles mécaniques et organiques du vivant (et là il faudrait une étude consacrée au grand médecin Georg-Ernest Stahl qui écrivit un traité sur la Différence entre le mécanisme et l’organisme et entra dans des polémiques fertiles avec Leibniz). Après ce jeu d’oppositions faussement binaires on fera la transition de l’organisme à la notion d’organisation chez Diderot, sorte de réapparition de la figure de la machine, anatomisée. On verra que chaque étape comporte un moment d’ouverture et un moment de ‘rétrécissement’ du champ, et mon hypothèse est que Diderot échappe au deuxième moment réifiant, dans les deux cas. Philosophie première du matérialisme, donc, saisi alors qu’il observe les sciences de la vie, notamment la biologie naissante. Philosophie localisée dans le temps et l’espace, mais réaménagée en employant le vocabulaire contemporain. Une confrontation de Denkformen plutôt qu’une étude de l’évolution d’une pensée. Puisque déjà de nombreuses mises au point ont été faites sur Diderot, sur la texture de sa pensée, entre système et non-système, je ne veux pas prétendre en apporter une nouvelle. « Machine et organisme » ne sera pas le nom d’une région déterminée de sa philosophie que je vais chercher à 2. Georges Canguilhem, « Machine et organisme », dans La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2e édition, 1965. 3. Jacques Moutaux, « Machine et matérialisme », dans Épistémologie et matérialisme, O. Bloch éd., Klincksieck, 1986. 4. Yvon Belaval, Études leibniziennes, Gallimard, 1976. MACHINE ET ORGANISME CHEZ DIDEROT 215 expliciter, même si cela ressemble à une philosophie première. Ainsi je serai amené à prendre des modèles ou des débuts de modèles ailleurs que chez Diderot, sans honte, et sans vouloir entrer dans un jeu de comparaisons ou de métaphores ; si ma réflexion reste analogique, c’est une faiblesse non voulue. D’ailleurs, il y a une angoisse contemporaine qui va de pair avec une certaine pratique de l’érudition : on se méfie de l’anachronisme, on précise que l’auteur qu’on étudie n’a pas utilisé le terme ‘x’, et surtout on n’aime pas maintenant faire des auteurs que nous chérissons, des « précurseurs ». On songe par exemple à la querelle sur le transformisme de Diderot (de Caro et Janet à Roger, Vartanian et Foucault) : il me semble, au-delà de cette querelle d’attribution, qu’il est très intéressant de parler de motifs proto-évolutionnistes ou transformistes chez Diderot, si on manie bien les termes en situant bien leur appartenance. Son œuvre sert de point de départ utile ou « fonctionnel » pour apprendre ensuite à distinguer différents modes, différentes étapes, du raisonnement sur la génération et la reproduction des espèces, dans le temps. Mais j’en reviens à mon propre choix thématique, qui n’est pas « Diderot et le transformisme » mais « Machine et organisme chez Diderot ». On dira, pour faire vite, que la machine peut être traitée de deux façons, en général : en l’éloignant de son autre qui serait le vivant — mais pour ensuite ramener ou réduire le vivant à ce modèle de la machine ? — ou au contraire en la rapprochant du monde vivant, en l’animisant. Dans les deux cas, elle sert d’introducteur à la complexité, au monde des rapports, des interconnections. Mais qu’est-ce alors qu’un organisme, si la machine recouvre déjà ce sens du rapport constitutif entre les parties ? C’est, selon une description que nous associons à Kant, mais qui pourrait déjà se trouver en bonne mesure chez Leibniz, un rapport de finalité tel que la vie de chaque partie est indéfinissable, inexistante, même, en dehors de la vie du Tout (Diderot : « Dans ce tout, comme dans une machine, comme dans un animal quelconque5 »). Avant de poursuivre cet éclaircissement des deux ‘instances’, revenons un instant encore sur l’intitulé de cet exposé, en sachant que nous avons affaire à un philosophe moniste6. Comment parler de machine et organisme en opposition, dans un monisme ? Est-ce que la machine est un vrai ou un faux modèle du vivant ? Est-ce que l’organisme 5. RA 312. — Diderot sera cité dans les éditions suivantes : Le Rêve de D’Alembert (RA), L’interprétation de la nature (IN), Réfutation d’Helvétius (RH), dans Œuvres philosophiques, éd. Paul Vernière, Garnier, 1961 ; Eléments de physiologie, Principes philosophiques sur la matière et le mouvement (PPMM) dans Œuvres complètes, éd. H. Dieckmann, J. Proust, et J.Varloot, vol. XVII, Hermann, 1987 (EP DPV). 6. Marx W. Wartofsky, « Diderot and the Development of Materialist Monism » [1953], in Models. Representation and the Scientific Understanding, Dordrecht, Reidel, 1979 ; Jean Deprun, « L’anthropologie de Diderot : monisme métaphysique et dualisme fonctionnel », Diderot, il politico, il filosofo, lo scrittore, A. Mango, ed., Milan, Angeli, 1986. 216 CHARLES T. WOLFE est le vrai modèle du vivant ou une surdétermination idéaliste ? Peut-être est-ce la transition d’un modèle mathématique à un modèle biologique ? (On se souvient de l’affirmation si contestable, qui rend pourtant son auteur si attachant, dans l’Interprétation de la nature : « Nous touchons au moment d’une grande révolution dans les sciences » (IN, 180, § iv), nous passerons bientôt de la géométrie, où quasiment tout a été découvert, aux sciences de la vie, nouvel horizon.7) Ma supposition qu’il s’agit des sciences de la vie alors que Diderot se contente de parler d’histoire de la nature et de physique expérimentale est confirmée par l’article MÉCANICIEN de l’Encyclopédie : « de toutes les sciences physiques auxquelles on a prétendu appliquer la géométrie, uploads/Philosophie/ wolfe-machine-et-organisme-chez-diderot.pdf

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