Phares | 49 L’homme en situation : La liberté dans la Phénoménologie de la perc

Phares | 49 L’homme en situation : La liberté dans la Phénoménologie de la perception. Olivier Contensou, Université Laval RÉSUMÉ : La Phénoménologie de la perception, publiée en 1945, a surtout retenu l’attention des philosophes pour ses apports dans le domaine de la phénoménologie du corps propre comme intentionnalité orientée. Cette approche originale de Merleau-Ponty est connectée à une tentative philosophique de première importance : dépasser l’alternative classique du réalisme et de l’idéalisme. Cependant, il appert qu’en plus de ces dimensions, une lecture attentive du dernier chapitre, consacré à la liberté, nous met sur la piste d’une véritable éthique, à savoir une éthique du courage. La Phénoménologie de la perception offre donc une piste de réflexion très solide pour articuler une phénoménologie à une éthique, à savoir ici une éthique de la vertu. Or on sait que cette articulation a toujours été considérée comme délicate, voire impossible. C’est pourquoi il convient d’analyser ce chapitre à nouveaux frais, dans l’optique d’un dialogue possible entre éthique et phénoménologie. Introduction Gestes et mélanges, mouvement centrifuge et centripète. C’est bien ainsi que Merleau-Ponty entend notre rapport au monde, aux autres, et à l’histoire, parce que sa philosophie est une phénomé- nologie du corps propre intentionnel, engagé de façon inextricable avec et dans le monde. Nous aimerions ici nous interroger sur cette inextricabilité dont l’une des manifestations dans le domaine éthique est précisément l’engagement. Les idées de Merleau-Ponty offrent une piste de réflexion sérieuse pour qui veut entreprendre de penser une éthique phénoménologique. Nous sommes partis Phares | 50 Dossier : Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception à 75 ans d’une remarque qui se situe à la fin de la Phénoménologie de la perception : « Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable »1. Nous aimerions montrer que l’inextricabilité dont il est question ici est connectée par Merleau- Ponty au concept de situation2, dont Ricœur disait qu’il est essentiel à la philosophie existentielle3. Nous faisons ici l’hypothèse, qui semble justifiée par la lecture du dernier chapitre de la Phénoménologie de la perception, que ce concept de situation peut lui-même être connecté au concept de vertu, en l’occurrence ici au courage. Or il existe un lien très fort entre l’éthique de la vertu et le concept de situation, lien déjà établi par Aristote dans l’Éthique à Nico- maque, qui dit en substance que la situation est le « lieu naturel » de l’exercice de la vertu4, et que le phronimos doit être considéré comme l’« homme de la situation »5. Être vertueux, c’est savoir discerner le particulier6, la singularité de la situation, et ce faisant, le comportement qu’elle appelle comme réponse possible. Préci- sément, dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception sur la liberté, il s’agit bien de « réapprendre » à « voir » l’appel d’une situation particulière, qui demande une réponse pratique, un engagement résolu. Nous nous proposons d’analyser ce chapitre conclusif7 afin de parvenir à comprendre les liens qu’établit Merleau-Ponty entre les concepts de situation et de liberté. Liberté conçue comme engage- ment et arrachement du corps propre dans le monde et au monde. Il s’agira aussi de s’interroger, non pas sur la possibilité d’établir intégralement une éthique de la vertu à partir de ce chapitre, mais sur la possibilité d’en amorcer une, sous la forme d’une éthique du courage dans l’engagement. Notre réflexion va s’articuler autour de trois axes : une brève contextualisation philosophique, une analyse des moments clés du chapitre final sur la liberté8, enfin un commentaire des dernières sections de ce chapitre, qui sont les dernières pages de la Phénoménologie de la perception9. 1. Le corps propre et l’être-au-monde Il s’agit ici de montrer qu’une pensée de l’inextricabilité est à l’œuvre dans la phénoménologie et l’ontologie avant L’homme en situation : La liberté dans la Phénoménologie de la perception. Phares | 51 Merleau-Ponty, précisément dans les travaux de Husserl et de Heidegger. Nous allons aussi analyser rapidement comment Merleau-Ponty se réapproprie et transfigure complètement les concepts de corps propre et d’être-au-monde. Husserl, dans le second tome des Ideen10, ne manque pas d’entreprendre « la constitution de la réalité psychique au travers du corps propre »11, qui selon ses mots est « partie prenante »12, puisqu’il est à la fois le centre psychoperceptif13 et le « point zéro »14 de toutes les orientations de l’ego. La réflexion sur le corps est centrale pour toute l’entreprise de la constitution phénoméno- logique15. Par ailleurs, le corps, comme personne, est double- ment situé, élément très important pour Merleau-Ponty, d’une part au centre de son environnement (Umwelt)16, d’autre part dans une communauté de personnes17. Et, c’est bien parce qu’il y a une inextricabilité réelle de nature intersubjective que Husserl sera conduit à rédiger la V e Méditation cartésienne avec toute l’extension qu’on lui connait18. L’ego doit être connecté phénoménologique- ment au monde et aux autres. En contexte phénoménologique, il ne saurait y avoir d’ego monadique. De son côté, Martin Heidegger dans son ouvrage de 1927, Sein und Zeit19, ménage une place centrale au concept d’être-au-monde, puisqu’il en fait le « point de départ correct (der rechte Ansatz) »20 de l’analytique existentiale. Le Dasein21 est originairement situé, il habite un monde d’outils et de choses formant un environnement signifiant, un monde orienté par le souci (Sorge). Par ailleurs, et ce sera le rôle du paragraphe 26 de commencer à le montrer, le Dasein est essentiellement Mitsein, être-avec22. Le Dasein est intriqué de façon originaire avec les autres sous le mode du Mitdasein, de l’être-là-avec. Dans l’optique qui est celle de Heidegger, et bien que les choses soient distinguées pour les besoins de l’exposition, tout est donné simultanément, sans préséance chronologique : il y a Welt, Dasein, Mitsein dans une complète inextricabilité23, qui a un nom : la « Weltlichkeit » ou « mondanéité ». Pour Husserl et Heidegger il y a une nécessité phénoménologico- ontologique de penser la connexion et l’intrication homme-Umwelt- Mitsein de façon orientée, même si les styles des deux penseurs sont Phares | 52 Dossier : Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception à 75 ans très différents et parfois opposés : ego transcendantal incarné chez le premier, Dasein chez le second. Par ailleurs, il serait intéressant de se questionner sur la portée éthico-pratique de cette inextrica- bilité chez ces auteurs24. Merleau-Ponty fait du corps propre, repensé dans le cadre d’une théorie du comportement25 et d’une intentionnalité orientée, qui échappe complètement à l’alternative réalisme/intellectualisme, le « véhicule de l’être-au-monde »26. Le corps propre habite le monde27, ou plutôt l’investit de façon signifiante28 : « Je ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu’en l’accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps qui se lève vers le monde »29. Par ailleurs, l’incarnation de la conscience est la condition de possibilité de la perception et de l’intellection. Ce qui va nous intéresser dans ce moment introductif, c’est de savoir quels sont les traits du corps propre ainsi repensé que nous devons prendre en compte pour l’analyse du chapitre sur la liberté, qui est aussi un chapitre sur l’histoire, les deux concepts étant indis- sociables dans l’esprit de Merleau-Ponty30. Ces éléments sont au nombre de quatre. Il s’agit en premier lieu du corps comme intentionnalité orientée se rapportant à la motricité et à la gestualité, toutes deux essentielles à la liberté, à l’action31 et à la vertu, car il faut se demander : que serait une vertu qui ne pourrait pas s’incorporer dans un geste pratique ? Le second élément est le corps comme Sinngebung centrifuge : « Le corps est notre moyen général d’avoir un monde »32, mais en reprenant le sens que le monde propose, dans un mouvement centri- pète. Ces éléments sont essentiels pour pouvoir penser l’inscription de l’acte individuel dans l’histoire. Le troisième élément est l’idée que développe Merleau-Ponty du corps comme centre et comme périphérie, comme existence personnelle et impersonnelle, comme existence individuelle et existence générale33. Cet élément va jouer un rôle important dans la constitution de la strate intersubjective, mais aussi, et encore, dans la pensée de l’histoire. Le dernier élément est celui que nous nommerons « le corps paradoxal », c’est-à-dire le corps comme unité ouverte34 et puissance de sédimentation qui va L’homme en situation : La liberté dans la Phénoménologie de la perception. Phares | 53 nous permettre de penser le concept d’acquis, central pour la pensée merleau-pontienne de la liberté : « Ainsi l’acquis n’est vraiment acquis que s’il est repris dans un nouveau mouvement de pensée et une pensée n’est située que si elle assume elle-même la situation »35. Pour Merleau-Ponty, à la différence de Sartre, la liberté n’existe que comme liberté enracinée dans un acquis sédimenté. 2. La construction du concept de liberté36 Une remarque s’impose d’emblée : le chapitre sur la liberté est, comme toute la Phénoménologie de la perception, à la fois constructif et oppositif. En effet, Merleau-Ponty va ici critiquer la théorie sartrienne de la liberté exposée dans L’être et le néant37, ainsi que les idées de Marx sur l’émergence de la uploads/Philosophie/02-la-liberte-dans-la-phenomenologie-de-la-perception.pdf

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