e terme « constructivisme », qui se répand aujourd’hui dans la littérature théo

e terme « constructivisme », qui se répand aujourd’hui dans la littérature théorique des relations internationales, dénote une contes- tation des postulats strictement matérialistes ou individualistes, supposée per- mettre de mieux comprendre les changements observés dans la politique mondiale. Nous ne cherchons pas ici à en imposer une définition hégémonique, mais à amor- cer une discussion « constructive », justement, sur ses possibilités et ses limites. Loin d’occulter ou d’estomper les divergences entre les chercheurs qui ont adopté cette approche, nous tâchons de les clarifier, car nous considérons que cette complexité, voire ces tensions donnent naissance à une « conversation » fructueuse. À cette fin, nous retracerons brièvement les origines interdisciplinaires de l’approche constructiviste en relations internationales en mettant en évidence ses traits distinctifs. Puis nous nous intéresserons plus particulièrement à deux contro- verses opposant les constructivistes aux autres théoriciens des RI : les origines des intérêts et le rôle des agents de changement. Nous situerons, à cette occasion, le constructivisme par rapport au matérialisme et au rationalisme. Nous proposerons aussi des pistes de réflexion tant sur le fond que sur la méthode. Enfin nous explo- rerons brièvement les implications de notre discussion en termes d’agents et d’in- térêts sur l’identité et le rôle de la société dans la politique internationale. Les origines du débat constructiviste : ontologies et épistémologies Le « constructivisme » est né et s’est développé dans d’autres disciplines que la science politique : essentiellement la sociologie, la philosophie et l’anthropologie. Il met en relation la production et la reproduction des pratiques sociales avec leur caractère situé dans des contextes particuliers : historique, politique, économique, géographique. Il souligne aussi la nécessité de contextualiser historiquement les valeurs, les croyances et les modes d’investigation et, en particulier en philosophie, la formu- lation de ce qui est le « bien ». Les sociologues et les philosophes constructivistes Le constructivisme dans la théorie des relations internationales par Audie Klotz et Cecelia Lynch Le cours de la recherche l 52 — Critique internationale n°2 - hiver 1999 prennent souvent appui sur Max Weber pour souligner l’importance de la contex- tualisation des phénomènes sociaux au départ de toute analyse1. Dans ces disciplines, il en résulte un débat permanent sur ce qui sépare le Verstehen de l’explication2. Ces concepts et ces débats ont influencé à des degrés divers le développement du constructivisme chez les théoriciens des RI. Par exemple, tous n’invoquent pas la sociologie webérienne comme fondement de leur approche3 mais il est clair que les notions interdisciplinaires de « caractère situé » (situatedness) ou « enchâssé » (embeddedness), ou encore de « contexte » (context) alimentent leurs méta-théories et leurs analyses empiriques. En RI, le constructivisme s’est singularisé comme approche théorique critique, tant implicitement face à la théorie classique qu’ex- plicitement en se réclamant d’Habermas et de l’importance qu’il attache aux arran- gements intersubjectifs4, ainsi que d’Anthony Giddens et de son concept de struc- turation5. Il dénonce les lacunes du réalisme structurel et du rationalisme et en appelle à la théorie sociale critique pour mettre en question les éléments poli- tiques et discursifs du pouvoir. En relations internationales, le terme « constructivisme » est apparu à la fin des années quatre-vingt. Nicholas Onuf fut sans doute le premier à l’utiliser dans World of Our Making6. Onuf et d’autres chercheurs s’appuyaient sur des critiques plus anciennes du réalisme structurel en RI : celles qu’on trouve dans la théorie des régimes, le transnationalisme, l’école de droit international de McDougal, la théo- rie du système-monde et divers courants de la théorie sociale. Les tenants de cette dernière et les spécialistes de droit international accusaient ainsi le réalisme struc- turel d’être a-historique et congénitalement inapte à expliquer le changement7. Selon eux, les règles et les normes jouent un rôle essentiel pour guider le comporte- ment des acteurs internationaux et structurer la vie internationale en général. De nombreux travaux ont démontré, empiriquement et théoriquement, l’importance des « arrangements intersubjectifs » en étudiant comment ils se développent, les contextes dans lesquels ils se situent et leurs conséquences sur le comportement des agents et la formation des institutions en politique internationale8. John Ruggie, par exemple, a montré comment l’entente intersubjective sur une économie mon- diale « enchâssée dans le libéralisme » a guidé les actions des décideurs dans l’immédiat après-guerre ; Friedrich Kratochwil comment le dénouement de la crise des missiles à Cuba était lié au développement d’« arrangements mutuels » ; et Audie Klotz comment la « norme de l’égalité raciale » s’est diffusée dans toute la politique mondiale, avec des effets réels sur les ripostes au système d’apartheid de l’Afrique du Sud. En s’attachant à l’intersubjectivité, les constructivistes ont été conduits à une critique plus large qui s’en prenait également aux formes néo- marxistes du matérialisme structurel. La mise en évidence de la notion d’« agent » à côté de celle de « structure » a fait clairement apparaître les carences ontologiques du structuralisme et du néoréalisme9. Le constructivisme… — 53 La conceptualisation des institutions en termes d’« ensembles de pratiques » qu’on trouve chez les constructivistes diffère substantiellement de la notion posi- tiviste d’objectivité et se démarque aussi des courants plus relativistes de la pensée post-positiviste. L ’importance attachée à l’intersubjectivité attire l’attention, au-delà des organisations internationales, sur un contexte social plus large de normes, de règles, de cultures et d’idées (même si les travaux sur ces concepts ne sont pas tous nécessairement « constructivistes »). Ces facteurs idéaux ne sont pas réductibles à des croyances et valeurs individuelles : par exemple, les normes sont par essence des modes de comportement partagés. Les institutions et les « structures » sont fonda- mentalement des constructions sociales, comportant à la fois des discours et des orga- nisations formelles10. De la même façon, les buts et les comportements des agents sont conditionnés par les cadres institutionnels et par les autres acteurs. Leur « signification » générale s’interprète à l’intérieur d’un cadre normatif partagé. Deux questions surgissent dès lors qu’on accorde plus d’importance à l’inter- subjectivité et au contexte social qu’aux organisations formelles (dans le cas de la vision matérialiste) ou aux croyances individuelles (dans un cadre de référence rationaliste) : l’une par rapport à la nature et au rôle des institutions internationales, l’autre par rapport à l’attitude plus « proactive » des constructivistes en tant qu’ils s’intéressent finalement à la multitude des agents se trouvant au cœur de la construc- tion, de l’entretien et de l’évolution de ces institutions. Nous explorerons plus loin ces deux programmes de recherche. Qu’il suffise de dire ici que les construc- tivistes (ce qui n’est pas pour surprendre) contestent toutes les variantes de la vision réaliste selon laquelle les institutions ne seraient que les reflets épiphéno- ménaux des intérêts des grandes puissances. Cela ne signifie pas qu’ils refusent d’admettre que ces États jouent un rôle important dans le processus de construc- tion des normes internationales, mais plutôt que le postulat de la primauté des grandes puissances ne peut être justifié ni conceptuellement ni empiriquement11. Selon eux, toutes sortes d’acteurs étatiques et non étatiques sont en concurrence pour faire prévaloir certaines normes et établir des organisations plus formelles afin de propager ces arrangements sociaux. Les relations internationales évoluent à l’intérieur de ce contexte social mondial. Les institutions comme les agents (au sens le plus large du terme) jouent des rôles qui vont au-delà de ceux que formulent les postulats matérialistes ou rationalistes. L’attention que les constructivistes portent à la co-constitution d’institutions et d’agents et aux fonctions constitutives plutôt que simplement régulatrices des règles et normes qui guident la vie internationale est particulièrement significative. Autre- ment dit, la nature même des acteurs sur la scène mondiale dépend du contexte social dominant, et inversement les normes sociales et les institutions dominantes exis- tent parce que les acteurs les (re)produisent. Cette importance accordée au « consti- tutif » remet en question nombre de postulats fondamentaux des théories 54 — Critique internationale n°2 - hiver 1999 traditionnelles des RI. Par exemple, la recherche constructiviste récente insiste sur le caractère historiquement contingent de la souveraineté comme principe per- manent des relations internationales : c’est une remise en cause des fondements mêmes de l’universalisme réaliste12. En dépassant la définition des normes dans les seuls termes de la régulation, le constructivisme se distingue également des approches néolibérales des RI et du ratio- nalisme en général. Les normes sont plus que des contraintes, des éléments du cal- cul coûts-bénéfices des acteurs. Elles peuvent aussi définir la nature des intérêts. Les « règles du jeu » et les « arrangements intersubjectifs » non seulement enca- drent les comportements mais les rendent possibles. Cette façon de voir, qui est un acquis conceptuel important en relations internationales, a aussi des conséquences pratiques : le changement dans la politique mondiale se produit lorsque « les acteurs, par leurs pratiques, changent les règles et les normes constitutives de l’interaction internationale »13. La notion de construction sociale des intérêts conteste aussi plusieurs postulats des théories classiques des RI. Par exemple, les intérêts d’État ne peuvent pas être simplement déduits de uploads/Philosophie/ le-constructivisme-dans-la-theorie-des-relations-internationales 1 .pdf

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