Annexes : Pour un nouveau théâtre Entretien d’Eugène Ionesco avec Edith Mora Io

Annexes : Pour un nouveau théâtre Entretien d’Eugène Ionesco avec Edith Mora Ionesco fait une critique sévère des auteurs de théâtre dont les ficelles sont trop lisibles. Il dit s’être mis à écrire pour tourner en dérision ce théâtre, et c’est alors qu’il a redécouvert, aimé et compris le théâtre : Ainsi ce n’est que lorsque j’ai écrit pour le théâtre, tout à fait par hasard et dans l’intention de le tourner en dérision, que je me suis mis à l’aimer, à le redécouvrir en moi, à le comprendre, à en être fasciné ; et j’ai compris ce que, moi, j’avais à faire. (…) Si donc la valeur du théâtre était dans le grossissement des effets, il fallait les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la charge parodique extrême. Un comique dur, sans finesse, excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais revenir à l’insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence : violemment comique, violemment dramatique. Ionesco veut donc éviter la psychologie, ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments – exagération qui disloque la plate réalité quotidienne, mais qui disloque aussi le langage, désarticulé, et ainsi renouvelé. Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque. Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. À cet effet, on peut employer parfois un procédé : jouer contre le texte. Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d’une pièce. La lumière rend l’ombre plus obscure, l’ombre accentue la lumière. Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique. Le comique étant intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique n’offre pas d’issue. Je dis : « désespérant », mais, en réalité, il est au- delà ou en déça du désespoir ou de l’espoir. Pour certains, le tragique peut paraître, en un sens, réconfortant, car, s’il veut exprimer l’impuissance de l’homme vaincu, brisé par la fatalité par exemple, le tragique reconnaît, par là même, la réalité d’une fatalité, d’un destin, de lois régissant l’Univers, incompréhensibles parfois, mais objectives. Et cette impuissance humaine, cette inutilité de nos efforts peut aussi, en un sens, paraître comique. (Expérience du théâtre) Rire… rire…, certainement, je ne peux pas dire que je ne cherche pas à faire rire, toutefois, ce n’est pas là mon propos le plus important ! Le rire n’est que l’aboutissement d’un drame, qu’on voit, sur la scène, ou qu’on ne voit pas quand il s’agit d’une pièce comique, mais alors il est sous-entendu, et le rire vient comme une libération : on rit pour ne pas pleurer… Vous avez pourtant bien des personnages qui font rire par eux-mêmes, par leur simple comportement ? Quelquefois certains sont comiques parce qu’ils sont dérisoires, mais eux, ne le savent pas. Tous, en tout cas, sont comiquement ridicules (…) ; ceux-là, s’ils sont comiques, c’est peut- être parce qu’ils sont inhumanisés, vidés de tout contenu psychologique, parce qu’ils n’ont pas de drame intérieur, alors que d’autres sont comiques parce que ridicules dans leur manière d’être humains au contraire. (…) Ce qui est le plus difficile, c’est de ne pas s’attendrir sur soi ni sur ses personnages tout en les aimant. Il faut les voir avec une lucidité, non pas méchante, mais ironique. Quand l’auteur est pris par son personnage, le personnage est mauvais. LE RIRE TRAGIQUE UN ENTRETIEN AVEC EUGÈNE IONESCO Author(s) : René Lacombe, Danielle Londei and EUGÈNE IONESCO Source: Francofonia, No. 7 (Autunno 1984), pp. 3-8 Published by: Casa Editrice Leo S. Olschki s.r. l. Stable URL : https://www.jstor.org/stable/43015536 Accessed: 29-04-2020 01:41 UTC JSTOR is a not-for- profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms Casa Editrice Leo S. Olschki s.r.l. is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Francofonia This content downloaded from 193.50.135.4 on Wed, 29 Apr 2020 01:41:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms SAGGI E STUDI LE RIRE TRAGIQUE UN ENTRETIEN AVEC EUGÈNE IONESCO René Lacombe et Danielle Londei * René Lacombe: Nous avons prévu un cycle de spectacles com- prenant vos pièces (La Leçon, Délire à deux), des pièces de Jean Tardieu (Le Guichet, Sinfonietta) et de Boris Vian (Les bâtisseurs d’Empire). Est-ce que cela a un sens, de mettre ensemble Ionesco, Tardieu, et Vian ? Eugène Ionesco : Absolument. Ce théâtre a fait son apparition autour des années 1950. Nous étions très influencés par ces cafés – théâtres de l’époque, où il y avait un genre d’humour qui ressemblait au nôtre, c’est-à-dire un humour assez froid, des pièces très humoristiques – ou que l’on croyait telles – mais dites sur un ton absolument sérieux. C’est-à- dire qu’on faisait à ce moment-là une sorte de théâtre de distanciation du rire au sérieux et du sérieux au rire que le théâtre de Brecht a employé beaucoup plus tard mais sous couvert idéologique, tandis que nous n’avions pas d’autre idéologie que le rire, à tout point de vue : au sujet du théâtre, du com- portement des gens, de la politique, de la religion, de la philosophie : c’était une prise en dérision des activités humaines, en tout cas c’était cela en partie pour moi. Pour Boris Vian, cela se compliquait avec Pantimilitarisme, et Tardieu construisait d’une manière plus musicale. En tout cas, nous avions tous abandonné la psychologie : les personnages ne peuvent en avoir, puisqu’ils sont dérisoires. Ils ne peuvent pas en avoir dans un monde où tout le monde répète tout le temps la même chose, dit les mêmes slogans et fait semblant de penser de la même manière : en réalité, ils ne pensent pas. C’était tourné de cette manière-là, sauf une pièce de Boris Vian qui res – semblait vaguement à Amédêe ou comment s’en débarrasser, où le rire devient cauchemaresque. Jusqu’à ce moment, on connaissait le * Entretien préparé par Danielle Londei et réalisé par René Lacombe le 12 janvier 1984 à Paris. This content downloaded from 193.50.135.4 on Wed, 29 Apr 2020 01:41:34 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms RENÉ LACOMBE ET DANIELLE LONDEI tragique; dans le tragique par exemple, on ne meurt pas : on est tué. On a été infidèle et l’infidélité se paie. On a été vaincu à la guerre, comme dans l’antiquité, et celui qui a été vaincu se tue. Il y avait des raisons de mourir. D’autre part, il y avait le théâtre comique, où les gens prêtaient à rire, parce qu’ils faisaient de grosses bourdes : c’était le fameux rire mécanique de Bergson. Chez nous, il n’y avait pas de tragique, il n’y avait pas de comique, il y avait de la dérision, parce que les hommes ne croient à rien. Ils n’ont plus d’idées, d’idéologie ni de métaphysique, et ne sa – vent pas à quoi se raccrocher. La tragédie est pour ainsi dire plus optimiste parce que si l’on est brisé par le destin et par les lois, c’est parce qu’il y a un destin et des lois, alors que les personnages de notre théâtre moderne sont souvent des pantins sans aucune transcendance métaphysique. Rien ne les lie à rien. Ils n’ont plus d’idées, ne savent plus quoi faire de leur vie. Ces personnages sont ridicules, quelque chose leur manque à leur insu : la condition métaphysique. Bien sûr, la construction est différente, plus musicale, chez Tardieu, mais au fond c’est la même chose : le spectateur rit, et il ne rit de rien. Il rit parce qu’il n’y a que du rien en face de lui. C’est pour cela qu’il rit, même s’il ne s’en aperçoit pas. Le spectateur intelligent doit avoir l’impression qu’on lui démontre que Dieu a créé le monde pour faire une uploads/Philosophie/annexes.pdf

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