Louis Althusser Initiation à la philosophie pour non-philosophes Texte établi e

Louis Althusser Initiation à la philosophie pour non-philosophes Texte établi et annoté par G. M. Goshgarian Initiation à la philosophie pour les non-philosophes Philosophie des non-philosophes et philosophie des philosophes1 Ce petit livre s'adresse à tous les lecteurs qui se considèrent, à tort ou à raison, comme des « non-philosophes », et qui veulent pourtant se faire une idée de la philo- sophie. Que disent les « non-philosophes » ? L'ouvrier, le paysan, l'employé : « Nous, nous ne connaissons rien à là philosophie. Ce n'est pas fait pour nous. C'est pour des intellectuels spécialisés. C'est trop difficile. Et personne ne nous en a jamais parlé : nous avons quitté l'école avant d'en faire. » Le cadre, le fonctionnaire, le médecin, etc. : « Oui, nous avons fait notre classe de philosophie. Mais c'était trop abstrait. Le professeur connaissait son affaire, mais il était obscur. Nous n'en avons rien retenu. Et, d'ailleurs, à quoi peut bien servir la philosophie? Un autre : « Pardon ! La philosophie m'a beaucoup intéressé. Il faut dire que nous avions un professeur passionnant. Avec lui, on comprenait la philosophie. Mais, depuis, j'ai dû gagner ma vie. Alors, que voulez-vous, les journées n'ont que 24 heures : j'ai perdu le contact. C'est dommage ». Et si vous leur demandez, à tous : « mais alors, puisque vous ne vous considérez pas comme des philosophes ? Quels sont, à votre avis, les hommes qui méritent le nom de philosophes ? », ils répondront, d'une seule voix : « mais les professeurs de philosophie ! » Et c'est parfaitement vrai : à part les hommes qui, pour des raisons personnelles, c'est-à- dire pour leur plaisir ou leur utilité, continuent à lire des auteurs philosophiques, à « faire de la philosophie », les seuls qui méritent le nom de philosophes sont bel et bien les professeurs de philosophie. Ce fait pose naturellement une première question, ou plutôt deux. 1. En effet, est-ce vraiment un hasard si la philosophie est à ce point attachée à son enseignement, et à ceux qui l'enseignent ? Il faut croire que non, car, enfin, ce mariage philosophie-enseignement ne date pas de nos classes de philosophie, il ne date pas d'hier : dès les origines de la philosophie, Platon enseignait la philosophie, Aristote enseignait la philosophie… Si ce mariage philosophie-enseignement n'est pas l'effet du hasard, il exprime une nécessité cachée. Nous essaierons de la découvrir. 2. Allons plus loin. Comme, apparemment, la philosophie ne sert pas à grand-chose dans la vie pratique, comme elle ne produit ni connaissances ni applications, on peut se de- mander : mais à quoi sert la philosophie? Et on peut même se poser cette question étrange : est-ce que par hasard la philosophie servirait seulement à son propre enseignement, et à rien d'autre? Et si elle sert seulement à son propre enseignement, 1 Les deux chapitres qui suivent sont à rapprocher du premier chapitre d'un texte qu'Althusser a rédigé en 1969, mais qui est demeuré inédit de son vivant : « La reproduction des rapports de production », dans : Sur la reproduction, éd. J. Bidet, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2ème éd. 2011, avec une préface d'É. Balibar. qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Nous essaierons de répondre à cette question difficile. Vous voyez comment les choses se passent avec la philosophie. Il suffit de réfléchir sur le moindre de ses aspects (ici le fait que les philosophes sont presque tous des profes- seurs de philosophie), pour que surgissent, sans nous laisser le temps de souffler, des questions inattendues et surprenantes. Et ces questions sont ainsi faites, que nous devons les poser, mais sans avoir les moyens d'y répondre : pour y répondre, il nous faut faire un très long détour. Et ce détour n'est rien d'autre que la philosophie elle-même. Le lecteur doit donc prendre patience. La patience est une « vertu » philosophique. Sans cette patience, on ne peut se faire une idée de la philosophie. Pour avancer, jetons donc un coup d'œil discret sur ces hommes : les professeurs de philosophie. Ils ont mari ou femme comme vous et moi, et des enfants s'ils en ont voulu. Ils mangent et dorment, souffrent et meurent, le plus communément du monde. Ils peuvent aimer la musique et le sport, et faire de la politique ou non. D'accord : ce n'est pas cela qui en fait des philosophes. Ce qui en fait des philosophes, s'est qu'ils vivent dans un monde à part, dans un monde clos : constitué par les grandes œuvres de l'histoire de la philosophie. Ce monde, ap- paremment, n'a pas de dehors. Ils vivent avec Platon, avec Descartes, avec Kant, avec Hegel, avec Husserl, avec Heidegger, etc. Que font-ils? Je parle des meilleurs, bien entendu : ils lisent et relisent les œuvres des grands auteurs, et les relisent indéfiniment, en les comparant entre elles, en les distinguant entre elles d'un bout à l'autre de l'histoire, pour mieux les comprendre. C'est quand même étonnant, cette relecture perpétuelle ! Jamais un professeur de mathématiques ou de physique, etc., ne relira perpétuellement un Traité de mathématique ou de Physique, jamais ils ne les « ruminent » ainsi. Ils donnent les connaissances, ils les expliquent ou les démontrent, un point c'est tout, on n'y revient pas. C'est pourtant la pratique de la philosophie de revenir interminablement aux textes. Le philosophe le sait très bien et, par dessus le marché, il vous explique pourquoi ! C'est qu'une œuvre philosophique ne livre pas son sens, son message, à une seule lecture ; elle est surchargée de sens, elle est par nature inépuisable et comme infinie, elle a toujours du nouveau à dire pour qui sait l'interpréter. La pratique de la philosophie n'est pas simple lecture, ni même démonstration. Elle est interprétation, interrogation, méditation : elle veut faire dire aux grandes œuvres ce qu'elles veulent dire, ou peuvent vouloir dire, dans la Vérité insondable qu'elles contiennent; ou plutôt qu'elles indiquent silencieusement, en « faisant signe » vers elle. Conséquence : ce monde sans dehors est un monde sans histoire. Constitué par l'en- semble des grandes œuvres consacrées par l'histoire, il n'a pourtant pas d'histoire. À preuve : le philosophe, pour interpréter un passage de Kant, invoquera aussi bien Platon que Husserl, comme s'il n'y avait pas 23 siècles entre les deux premiers et un siècle et demi entre le premier et le dernier, comme si peu importe et l'avant, et l'après. Pour le philosophe, toutes les philosophies sont pour ainsi dire contemporaines. Elles se répondent les unes aux autres en écho, parce qu'au fond, elles ne répondent jamais qu'aux mêmes questions, qui font la philosophie. D'où la thèse célèbre : « la philosophie est éternelle ». Comme on voit, pour que la relecture perpétuelle, le travail de méditation ininterrompu soient possibles, il faut que la philosophie soit à la fois infinie (ce qu'elle « dit » est inépuisable) et éternelle (toute la philosophie est contenue en germe dans chaque philosophie). Telle est la base de la pratique des philosophes, je veux dire des professeurs de philo- sophie. Dans ces conditions, si vous leur dites qu'ils enseignent la philosophie, prenez garde ! Car il saute aux yeux qu'ils n'enseignent pas comme les autres professeurs, qui apportent à leurs élèves des connaissances à apprendre, c'est-à-dire des résultats scientifiques (provisoirement) définitifs. Pour le professeur de philosophie, qui a bien compris Platon et Kant, la philosophie ne s'enseigne pas2. Mais alors, que fait le professeur de philosophie ? Il apprend à ses élèves à philosopher, en interprétant devant eux les grands textes ou les grands auteurs de la philosophie, en les aidant par son exemple à philosopher à leur tour, bref, en leur inspirant le désir-de-philosopher (on peut traduire à peu près ainsi le mot grec philo-sophia). Et s'il se sent assez fort, le professeur peut franchir un degré de plus, et passer à la méditation personnelle, c'est-à- dire à l'esquisse d'une philosophie originale. Preuve vivante que la philosophie produit quoi ? De la philosophie, et rien d'autre, et que tout cela se passe dans un monde clos. Rien d'étonnant si ce monde des philosophes est clos : comme ils ne font rien pour en sortir, comme, au contraire, ils pénètrent de plus en plus dans l'intériorité des œuvres, ils creusent un grand espace entre leur monde et le monde des hommes, qui les regardent de loin comme des animaux étranges… Soit. Mais le lecteur dira qu'on vient de décrire une situation limite, une tendance ex- trême, qui existe certes, mais que les choses ne se passent pas toujours ainsi. Effectivement, le lecteur a raison : ce qui vient d'être décrit, c'est, sous une forme rela- tivement pure, la tendance idéaliste, la pratique idéaliste de la philosophie. Mais on peut philosopher tout autrement. La preuve en est que dans l'histoire, certains philosophes, disons les matérialistes, ont philosophé tout autrement, et que des profes- seurs de philosophie tentent aussi de suivre leur exemple. Ils ne veulent plus faire partie d'un monde à part, uploads/Philosophie/ althusser-initiation-a-la-philosophie-xml 1 .pdf

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