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1 Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 7-20. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000 Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source. IBN KHALDUN (732 H/1332 – 808 H/1406) Abdesselam Cheddadi1 Au premier abord, la place de l’éducation dans la sociologie d’Ibn Khaldun nous paraît pour le moins ambiguë. Ce que nous ramassons aujourd’hui sous le terme éducation — la reproduction des individus et des groupes aussi bien au niveau des valeurs qu’à celui des savoirs et des savoirs faire — se présente dans la Muqaddima [Introduction à l’histoire] de façon dispersée et incomplète, dans un ordre et selon une configuration dont à première vue la signification nous échappe. Bien plus, Ibn Khaldun n’utilise pas d’un concept général pour parler de l’éducation. Le fait est d’autant plus étonnant que, par ailleurs, il nous a habitués à une approche systématique des principaux phénomènes de la vie en société. Cependant, à y regarder de plus près, nous découvrons que cette ambiguïté et ces manques reflètent en fait la situation du système éducatif musulman, et nous sommes obligés d’admettre que dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres relatifs à la connaissance de la société musulmane, l’apport d’Ibn Khaldun est le plus complet dont nous disposons. Le système d’éducation dans les sociétés musulmanes Le système éducatif des sociétés musulmanes était sans doute un des plus vastes et des plus élaborés de tous ceux qui ont prévalu dans les sociétés pré-industrielles. Cela tenait à la nature de la société musulmane elle-même. Comparée aux sociétés agro-lettrées qui lui étaient contemporaines, elle se distinguait en effet par des structures plus souples et moins hiérarchisées. Le corps des lettrés était ouvert, non centralisé, non héréditaire, non exclusif, doté d’une organisation fluide n’impliquant aucune hiérarchie formelle2, donnant lieu de la sorte à un système d’éducation et d’enseignement relativement large qui, par bien des traits, préfigure nos systèmes modernes3. Comme la société elle-même, le système éducatif était à la fois segmenté et unifié. Il reflétait la profonde coupure entre monde rural et monde urbain, communautés agraires ou agro- pastorales de paysans et d’éleveurs et société urbaine de marchands, d’artisans, de clercs et de fonctionnaires de l’Etat. Et dans le même temps, il était unifié par l’appartenance commune à l’Islam, se concrétisant dans un enseignement coranique identitaire, universel et quasi obligatoire pour tous. Non formelle et assurée par la famille et la communauté en milieu rural et chez les couches sociales urbaines pauvres, l’éducation des enfants avait en revanche une forme institutionnalisée chez les élites marchande, cléricale et politique. L’enfant était souvent confié à un précepteur ou recevait une formation plus longue et diversifiée dans une école qui allait bien au-delà d’une initiation au Coran et aux règles de la pratique religieuse. Indépendamment de cette éducation des enfants et sans aucun lien structurel avec elle, un enseignement spécialisé formait aux diverses professions des clercs. Ouvert en principe à tous, couvrant tous les domaines des savoirs aussi bien ancien que musulman, homogène dans ses méthodes, ce n’est que tardivement et partiellement qu’il s’est professionnalisé et inscrit dans des institutions4. C’est dans le cadre de cet enseignement qu’était née la madrasa (collège), modèle de 2 l’université médiévale en France et en Italie, ainsi que des « collèges » anglais5, qui allaient par la suite donner naissance à l’université moderne. Cette éducation de base, avant tout religieuse, et ce système de reproduction des clercs, se doublaient de ce qu’on pourrait appeler un système de formation générale à l’intention de l’adulte. Pour la pensée islamique, l’éducation, qui conjugue ici religion et morale, est un processus qui ne s’arrête pas à un stade ou un âge déterminés, mais dure toute la vie, comme l’évoque ce dit attribué au prophète Muhammad : « Apprenez la science du berceau jusqu’à la tombe ». Les figures du lettré (adib), de l’homme pieux, du fakir ou derviche, comme celles du bourgeois ou du gouverneur amis des savants, si caractéristiques de la société musulmane, devaient beaucoup à ce système de formation générale qui s’appuyait sur des institutions telles que la mosquée ou la zaouia, relayé par des fonctions comme celles du sermonnaire (Ikatib, wa’iz), du poète, du conteur, du réformateur religieux ou du saint et par une vaste littérature de vulgarisation composée d’anthologies littéraires, d’encyclopédies, d’histoires locales ou universelles, de dictionnaires biographiques, d’ouvrages pieux, de traités de mystique, etc.. Le système éducatif et culturel de l’Islam a engendré une abondante littérature qui en présente l’organisation et le fonctionnement et analyse ses normes et ses valeurs. Des philosophes comme al-Farabi6 et Ibn Miskawayh7 ont proposé une théorie de l’éducation dont la finalité est de permettre à l’homme d’atteindre la perfection propre à sa nature. Dans un autre registre, al-Mawardi8 a proposé un programme éducatif qui concilie les intérêts mondains et religieux, et al-Ghazali, dans son célèbre Ihya’ ‘ulum al-din [Vivification des sciences religieuses] a élaboré une base théorique et défini une démarche pratique en vue d’atteindre l’idéal religieux du bon musulman. Toutes ces théories éducatives, dans le sillage d’une tradition qui remonte à l’antiquité gréco-latine, s’intéressent à l’homme comme tel, considéré dans la totalité de son être. Elles ne s’attachent pas à une étape particulière de la vie humaine ni à tel ou tel type de formation ou d’institution ; cependant, bien que de façon subsidiaire et cursive, elles posent quelques principes pédagogiques fondamentaux : l’usage tempéré de l’autorité et du châtiment corporel, la nécessité d’éveiller l’intérêt de l’enfant, la valeur de l’exemple, la progression dans l’apprentissage ; surtout, elles insistent sur l’importance de la relation pédagogique et définissent les rôles et les devoirs respectifs du maître et du disciple. Ainsi, dans la pensée islamique, l’éducation était conçue comme une affaire qui, au stade de l’enfance, incombait à la famille et plus particulièrement au père, et à l’a adulte, était de la responsabilité de chaque individu particulier. Cependant, la conscience de l’unité du système éducatif en tant que composante fondamentale du système social intégrant tous les aspects de la reproduction des individus et des groupes n’était pas bien nette. L’accent était plutôt mis sur l’âme individuelle, qu’il fallait redresser (taqwim), polir (tahdhib), réformer (islah), guérir de ses maladies (mudawat). Les concepts généraux tels que de ta’dib (éduquer), ta’lim (enseigner) concernaient des individus et recouvraient des actions ou des relations où étaient impliqués des rapports de personne à personne. Il n’existait pas de terme générique pour désigner l’éducation en tant qu’institution sociale et le système éducatif en tant qu’ensemble d’institutions, de pratiques et de savoirs, ce qui du reste n’était pas propre à la société musulmane. Un tel concept, ainsi que la réalité qu’il recouvre, est étroitement lié à l’émergence des nations et des Etats modernes, dont une des tâches principales est précisément de gérer et de développer l’éducation9. LA REPRODUCTION DES VALEURS Fidèle à la position générale où il se place dans la Muqaddima, celle d’« une science de la société humaine » (‘ilm al-ijtima’ al-insani), Ibn Khaldun n’aborde l’éducation ni en philosophe, ni en penseur religieux, ni en moraliste, ni en juriste — les quatre approches adoptées par les penseurs musulmans qui se sont penchés sur le phénomène éducatif — mais en 3 sociologue et en historien. Cependant, si son approche reflète assez fidèlement les traits structuraux fondamentaux du système d’éducation islamique (coupure entre monde rural et monde urbain, discontinuité entre formation de l’homme et formation aux métiers, caractère lâche et peu structuré des institutions éducatives), elle n’appréhende pas le système éducatif comme un ensemble. Les aspects de l’éducation que nous rangerions aujourd’hui dans la reproduction des valeurs sont disséminés dans les chapitres de la Muqaddima consacrés à l’organisation et à la dynamique sociales, au pouvoir, aux modes de vie rural et urbain. En revanche, les aspects relatifs à la formation, aux savoirs et aux savoirs faire sont regroupés dans les deux chapitres successifs qui traitent des arts et des sciences. Le célèbre concept de ‘asabiyya, qu’on traduit généralement par esprit de clan ou de corps, solidarité, cohésion, n’est le plus souvent vu que sous l’angle sociologique. Mais il relève aussi du monde des valeurs. On peut même dire que ce concept est la valeur centrale de la société tribale, puisqu’il est la source de toutes les formes de cohésion dans une société organisée selon un principe d’emboîtement. A la base de la ‘asabiyya, il y a ce qu’ Ibn Khaldun appelle la nu’ra, sentiment d’affection et d’attachement aux proches parents et à tous ceux qui appartiennent au même sang10. Quand un parent subit une injustice ou essuie une attaque, on se sent humilié et on se porte à sa défense par le même mouvement naturel qui nous fait risposter à une agression contre nous-mêmes. C’est une tendance naturelle, nous dit Ibn Khaldun, qui existe de tout temps chez l’homme. Elle se transmet spontanément d’une génération à l’autre et n’a besoin ni d’être apprise ni d’être enseignée. Cela se situe au niveau le plus profond d’une sorte d’instinct de uploads/Philosophie/ibn-khaldun.pdf

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