Cahiers du monde russe et soviétique Le théâtre et le peuple en Russie soviétiq

Cahiers du monde russe et soviétique Le théâtre et le peuple en Russie soviétique de 1917 à 1930 Claudine Amiard-Chevrel Citer ce document / Cite this document : Amiard-Chevrel Claudine. Le théâtre et le peuple en Russie soviétique de 1917 à 1930. In: Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 9, n°3-4, Juillet-Décembre 1968. pp. 365-385; doi : 10.3406/cmr.1968.1760 http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_3_1760 Document généré le 03/06/2016 LE THÉÂTRE ET LE PEUPLE EN RUSSIE SOVIÉTIQUE DE I917 A I93O Le théâtre russe a participé à toutes les recherches scéniques du début de ce siècle, à travers la réflexion esthétique et les mises en scène d'artistes remarquables : naturalisme, symbolisme, transposition du cubisme et de l'art abstrait, futurisme, retour aux sources des grandes traditions des théâtres anciens ou orientaux. Stanislav- skij, Meyerhold, Tairov, Evreinov hantent de nos jours encore bien des artistes, et non des moindres, en Europe et en Amérique. Toutefois en Russie, avant Octobre, ils n'étaient connus que des milieux privilégiés des capitales, et les plus audacieux appréciés seulement par des gens particulièrement avertis. L'écrasante majorité du peuple russe les ignorait, en dépit des efforts du Théâtre d'Art pour être « accessible à tous », en dépit d'un goût national pour le théâtre. De son côté, l'art théâtral était resté en dehors des luttes sociales et politiques qui agitaient la Russie et allaient aboutir à 1917. Le jour même de la révolution de Février, le Théâtre Alexandrine donnait la première de Mascarade (Maškarád) de Lermontov, dans une mise en scène fameuse de Meyerhold — contraste fortuit, mais symbolique. Après la révolution, la politique gouvernementale, l'enthousiasme spontané des masses populaires et l'activité passionnée de quelques familles intellectuelles engendrent des rapports originaux entre le théâtre et le peuple, et modifient profondément la physionomie du théâtre russe. Dès les premiers mois du pouvoir des soviets, les ouvriers et les soldats, le plus souvent d'origine paysanne, envahissent les salles somptueuses des théâtres anciens, se ruent sur tous les spectacles offerts. Ce public grossier, indiscipliné, mais avide, scandalise les habitués, enthousiasme les apôtres de l'art prolétarien, étonne et émeut les artistes d'autrefois. Stanislavskij se plaint de sa mauvaise 8 366 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL tenue, mais reconnaît qu'il « s'avéra extrêmement théâtral : il ne venait pas au théâtre par hasard, en passant, il y entrait en tremblant, dans l'attente de quelque chose de grave, de jamais vu »x. Qui était ce spectateur nouveau dont on a tant parlé ? Il n'existe encore actuellement aucune étude à son propos : origine sociale, profession, âge, goûts, etc. Même à l'époque, des théâtres et divers organismes officiels ont tenté de le soumettre à des enquêtes, mais sans grand résultat, semble-t-il. On peut supposer qu'il a varié suivant les endroits et les années, reflétant ces migrations dues à la guerre civile, à l'exil, à l'afflux des paysans en ville lors de l'industrialisation, etc. ; et cela ne fut pas sans rapport avec l'évolution du goût, avec l'appréciation des spectacles et l'usage qui en fut fait. Mais l'important est que, tenu naguère à distance du théâtre, le peuple russe pouvait désormais le fréquenter et s'y montrait assidu. Et ce public nouveau devint le centre des préoccupations, à la fois prétexte, enjeu et terrain d'expérience de diverses théories et de l'action du pouvoir. Harcelés par des tâches plus urgentes, le Parti et le gouvernement se sont préoccupés du théâtre sporadiquement. C'est pourquoi on trouve de leur part quelques définitions générales et des directives — parfois contradictoires — liées à des circonstances particulières. Lénine voulait que toute œuvre culturelle fût imprégnée de « l'esprit de la lutte des classes du prolétariat [...] pour renverser la bourgeoisie, pour supprimer les classes, pour éliminer toute exploitation de l'homme par l'homme »2. Certains ont donné de ce précepte une interprétation étroite et rigide. Par bonheur, les décisions concrètes appartenaient généralement à la Section théâtrale du Commissariat du peuple à l'Instruction publique, dirigé avec intelligence et souplesse par A. V. Lunačarskij. La nationalisation du théâtre8, survenue seulement le 26 août 1919, vise à éliminer les entrepreneurs privés et à établir le contrôle du gouvernement sur la gestion des établissements, leur production 1. K. S. Stanislavskij, Sobranie sočinenij v 8-i tomah (Œuvres en 8 volumes). I : Moja žizn' v iskusstve (Ma vie dans l'art), Moscou, Iskusstvo, 1954-1961, P- 375- 2. V. I. Lenin, « О proletarskoj kul'ture. Proekt rezoljucii » (Projet de résolution sur la culture prolétarienne) (8 octobre 1920), in Lenin 0 kul'ture i iskusstve (Lénine à propos de la culture et de l'art), Moscou, Iskusstvo, 1956, p. 301. 3. Cf. « Dekret ob ob"edinenii teatral'nogo delà » (Décret sur l'unification de l'activité théâtrale), photocopie du document dans Očerki istorii russkogo sovetskogo dramatičeskogo teatra (Précis d'histoire du théâtre dramatique russe et soviétique), Moscou, ANSSSR, 1954, !» PP- 26-27. LE THÉÂTRE DE I917 A I93O 367 artistique et leur tenue idéologique. Des textes ultérieurs ont apporté des précisions à ce décret, mais n'en ont pas modifié le sens général. Dès le début, le parti communiste s'attache au théâtre comme à un instrument de pénétration culturelle et politique dans les masses, suivant les besoins. Le décret du 7 avril 1919 mobilise les artistes et les techniciens du spectacle, sans distinction de sexe ni d'âge, pour donner des représentations et mener « un travail culturel et éducatif réglementé dans les unités du front et de l'arrière de l'Armée Rouge... и1 Bon gré, mal gré, les acteurs se sont exécutés, en dépit des conditions de vie et de travail très dures2, voire dangereuses. La seule ville de Petrograd a envoyé alors au front un millier d'artistes3, et parmi eux des membres du Théâtre Alexandrine qui s'étaient mis en grève en octobre 1917 ! Le répertoire était indéniablement culturel : classiques (au sens très large) russes et étrangers, parfois premières pièces révolutionnaires, de très faible qualité, il est vrai. Il faut voir également dans une perspective culturelle la politique de représentations gratuites ou à prix réduits, dans les meilleurs théâtres, pour les ouvriers et les soldats. Les spectacles gratuits, à Moscou, représentent 0,8 % de tous les spectacles en 1919-1920, et atteignent leur maximum au cours de la saison 1920-192 1 avec un chiffre de 362 sur 2 503, soit 14,5 %. Pour les saisons suivantes, la proportion s'abaisse à 5 % en 1921-1922, 7,9 % en 1922-1923, puis se maintient légèrement au-dessus de 4 % pour tomber à 2,3 % en 1926-1927. La saison 1920-1921 est remarquable aussi par le fait que, toujours à Moscou, ce sont les grands théâtres d'État qui viennent en tête pour les spectacles gratuits : 17,2 % de l'ensemble de leurs spectacles, contre 13,6 % des spectacles de la Section moscovite de l'Instruction publique (MONO) et des théâtres de quartier4. Au cours des années suivantes, la proportion s'inverse pour des raisons économiques évidentes. Une autre décision avait été prise par le Commissariat du peuple à l'Instruction publique, le 11 septembre 1919 : 75 % des places bon marché et 10% des places chères des Théâtres Bolšoj, Malyj, d'Art, des Ier et 2e studios du Théâtre d'Art, seraient mises en vente pendant deux jours par les soins des organisations militaires, des syndicats 1. M. Andrianova, К istorii teatra na fronte v period grašdanskoj vojny (Contribution à l'histoire du théâtre au front pendant la guerre civile), Moscou- Leningrad, Trudy gosudarstvennogo central'nogo muzeja im. Bahrušina, Iskusstvo, 1941, pp. 77-78. 2. A. A. Mgebrov, Žizn' v teátre (La vie au théâtre), Moscou-Leningrad, Academia, 1929-1932, II. 3. M. Andrianova, op. cit., p. 92. 4. Chiffres empruntés à M. I. Mogilevskij, « Moskovskie teatry v cifrah » (Les théâtres de Moscou en chiffres), in Teatry Moskvy 1917-1927 (Les théâtres de Moscou de igiy à 1927), Moscou, izd. Rabotnik prosveščenija, 1928, pp. 13-14. 368 CLAUDINE AMIARD-CHEVREL et du soviet de Moscou1. La conférence de la Section d'agitation et de propagande du Parti (Agitprop), consacrée au théâtre en mai 1927, exigeait que 50 % au minimum des places des théâtres et des cirques soient réservées, par billets de faveur, aux ouvriers et réclamait l'achat « planifié » de spectacles entiers par des syndicats2. Malgré ces efforts, la question du prix des places qui limitait l'élargissement du public, est périodiquement soulevée, ainsi que celle de l'imposition des théâtres qui permettait de favoriser certaines catégories de spectacles par rapport à d'autres3. En dépit de certains dégrèvements, les impôts pesaient encore trop lourdement sur les prix des théâtres de qualité artistique élevée. En ce sens, la politique gouvernementale a manqué de cohésion et semble avoir connu, elle aussi, les éternels tiraillements entre l'Instruction publique et les Finances... La mission de propagande du théâtre demeure pourtant un souci constant du Parti, démuni des moyens que nous connaissons maintenant, et condamné par les circonstances à un effort gigantesque d'explications et de persuasion. Le rappel de cet aspect du théâtre survient toujours à des moments difficiles. Dès l'hiver 1918-1919, des brigades théâtrales ont sillonné les campagnes pour inciter les paysans à livrer leurs céréales et juguler la famine. Le VIIIe Congrès du Parti (18-23 mars 1919) officialise le fait dans une uploads/Politique/ amiard-chevrel-agitprop.pdf

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