L'Homme Anthropologie politique de la modernité Marc Abélès Citer ce document /

L'Homme Anthropologie politique de la modernité Marc Abélès Citer ce document / Cite this document : Abélès Marc. Anthropologie politique de la modernité. In: L'Homme, 1992, tome 32 n°121. Anthropologie du proche. pp. 15-30; doi : https://doi.org/10.3406/hom.1992.369468 https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1992_num_32_121_369468 Fichier pdf généré le 10/05/2018 Marc Abélès Anthropologie politique de la modernité Marc Abélès, Anthropologie politique de la modernité. — Les développements récents de l'anthropologie politique doivent être replacés dans un contexte plus général. D'une part on observe une évolution de la discipline qui conduit à s'intéresser aux phénomènes de pouvoir dans nos propres sociétés. D'autre part on a affaire à une crise des légitimités traditionnelles et à un bouleversement du paysage politique. Il devient de plus en plus nécessaire de porter un autre regard sur les modes d'acquisition et de dévolution du pouvoir, mais aussi sur le quotidien de l'action politique, la symbolique et les rituels qui lui sont associés. L'anthropologie peut ainsi nous aider à penser les mutations en cours en restituant toute l'épaisseur et la complexité de la réalité politique. S'il pouvait paraître quelque peu hasardeux, il y a une vingtaine d'années, de promouvoir une anthropologie des centres politiques et administratifs de nos sociétés, la situation est désormais tout autre aujourd'hui. D'un côté l'on constate un développement sans précédent des recherches ethnographiques dans un domaine qui était surtout l'apanage de la sociologie et de la science politique ; de l'autre cette approche suscite un intérêt croissant au sein des institutions et parmi les groupes qui font l'objet de ces recherches. On lit, par exemple, dans un appel d'offres sur la modernisation de l'État élaboré par le comité « Politiques sociales » du Commissariat général du Plan (1990), qui met l'accent sur l'évolution de la « culture administrative », la recommandation suivante : « Sur ces terrains, une approche ethnographique serait particulièrement opportune ». L'engouement des administrations pour l'anthropologie politique et la dynamique qui se manifeste en ce domaine constituent deux phénomènes distincts, mais qu'on aurait tort de considérer comme totalement déconnectés l'un de l'autre. Le lien profond qui existe aujourd'hui entre ce que l'on peut qualifier au premier abord comme une crise des valeurs et du statut de la politique et des modes de gestion « modernes » d'une part, et le développement d'une démarche originale dans les sciences sociales de l'autre, mérite une analyse spécifique, qui n'exclut pas pour autant la question plus générale de l'objet de l'anthropologie politique1. Sans entrer ici dans des considérations planétaires L'Homme 121, janvier-mars 1992, XXXII (1), pp. 15-30. 16 MARC ABÉLÈS sur les mutations qui caractérisent cette fin de siècle dans le domaine tant des idées que des pratiques, il est clair qu'on ne saurait sous-estimer leur impact sur les sciences de la société et la manière dont elles abordent leur objet. En même temps, il est bien évident que la recherche suit un tracé qui lui est propre et produit des connaissances dans un cadre qu'elle ne cesse de remanier et de remodeler en fonction de ses questionnements et de ses avancées. Sans mettre en cause cette autonomie du processus scientifique, il n'est pas inintéressant de considérer dans quelle mesure et selon quelles modalités se rejoignent l'interrogation sur le devenir du politique qui caractérise la conjoncture actuelle, et le travail d'af finement descriptif et conceptuel auquel se livrent les anthropologues. Commençons par le commencement : l'idée d'une anthropologie des pouvoirs n'est pas neuve. Elle est l'héritière de la philosophie des Lumières ; en se passionnant pour des questions comme celle de l'origine de l'État et des formes archaïques de la domination, Morgan et ses disciples ne faisaient que prolonger une tradition encore bien vivace qui mettait l'accent sur le contraste entre les expressions primitives du politique et celles qui caractérisent les institutions modernes. L'ethnologue campait en quelque sorte dans l'univers préétatique, laissant à d'autres le soin d'étudier les pouvoirs contemporains. Mais notons que si historiens et ethnologues n'éprouvaient guère de difficulté à prendre quelque distance à l'égard de leur objet, il n'en fut jamais de même pour tous ceux qui s'intéressaient à l'État moderne. Le principal obstacle, qu'a parfaitement souligné M. Weber (1965), tient au chevauchement permanent en ces matières entre discours analytique et discours normatif. Pour L. Strauss (1954 : 205-206), la question du pouvoir, telle qu'elle émerge chez les théoriciens du droit naturel et les philosophes politiques dès le XVIIe siècle, est inséparable d'une interrogation sur l'ordre politique juste. Cet entrecroisement du cognitif et du normatif a profondément marqué l'approche « scientifique » du politique. Et ce, d'autant plus que l'opposition entre des choix idéologiques fortement structuré acculait le discours sur le pouvoir à prendre appui, volens nolens, sur des références de ce type. Les innombrables travaux consacrés depuis le début du siècle à l'État, à la démocratie, au centralisme, aux élites, à la bureaucratie, au pouvoir, portent la trace de débats qui concernent au premier chef les finalités de la politique et de la société. En soulignant le caractère implicitement téléologique de mainte étude politique, il ne s'agit pas de formuler un jugement sur leur qualité intrinsèque, mais plutôt de mettre en évidence un type d'approche inséparable d'un vaste projet philosophique, en son principe progressiste et visant à frayer la route des gouvernants vers la justice et celle des gouvernés vers la liberté. Certes il est très clair que ces considérations n'avaient pas cours dans certains domaines bien circonscrits, et qui ont connu une remarquable vitalité, qu'il s'agisse des études d'opinion, des monographies ou de la sociologie électorale, parce qu'on avait affaire là à des questions jugées plus « techniques » et où les méthodes quantitatives imposaient un tout autre style. Pour sa part l'anthropologue politiste, Anthropologie et modernité 17 se situant de l'autre côté du miroir, avait toute latitude d'explorer le fonctionnement des sociétés éloignées sans s'inscrire dans le projet téléologique ni trop s'encombrer des références idéologiques en vigueur2. Il n'en est pas moins patent que les œuvres aussi différentes que celles d'un Lowie ou d'un Clastres portent l'empreinte d'enjeux bien éloignés de leur objet immédiat. On constatera néanmoins que le cheminement « exotique » de l'anthropologie politique, qui n'a pas échappé, comme on l'a montré par ailleurs (Abélès 1990, chap. 1), à l'obsession de l'État, en a fait un remarquable instrument au service de la connaissance du politique. Cela tient à ce que les ethnologues, sur le terrain et dans leur effort analytique, sont en permanence confrontés à l'imbrication du politique, du social et du symbolique. On a trop souvent et abusivement opposé la simplicité de l'ordre politique dans ces sociétés et la complexité qui caractériserait le nôtre : d'un côté des mécanismes de régulation souples et parfois presque inexistants, de l'autre un processus politique omniprésent et tentaculaire. Cette vision des choses, outre qu'elle est souvent démentie par les faits, ne rend pas compte de l'essentiel. Et précisément l'essentiel réside dans deux types d'expériences qui ne coïncident pas, selon qu'on travaille « ici » ou « là-bas ». A la découverte immédiate de l'imbrication du politique s'oppose, chez le spécialiste des sociétés modernes, l'appréhension concrète d'une autonomie du politique, inscrite dans l'organisation même de l'État, matérialisée dans ses multiples institutions. Il faut insister sur l'importance de cette différence d'approche qui se fonde sur l'hétérogénéité des terrains et induit d'emblée, et avant même que les questions de méthodes interviennent dans la recherche, des modes d'analyse distincts. Qu'on ne « voie » pas la même chose dans l'un ou l'autre univers, n'implique pas cependant que la nature même du politique diffère de l'un à l'autre. La distorsion est due avant tout au rapport du politique aux autres pratiques sociales, produisant dans le cas des sociétés modernes une illusion d'autonomie. On ne s'étonnera pas alors que les anthropologues puissent paraître plus sensibles à certains aspects du phénomène politique, qui mettent plus particulièrement en lumière l'imbrication du politique et des autres dimensions du social. Nous pouvons ainsi distinguer les quatre thèmes majeurs de l'anthropologie politique : 1) L'étude des modes d'acquisition, de perpétuation et de dévolution du pouvoir dans son articulation aux principaux ressorts de la société. 2) L'accent porté sur les modes de territorialisation du politique, l'exercice localisé du pouvoir et la production d'identité qui en est le corollaire. 3) L'investigation du quotidien de l'action politique dans le processus de décision et dans l'interaction permanente entre gouvernants et gouvernés. 4) L'importance accordée à la culture politique qui se concrétise dans les symboliques et les rituels étroitement liés tant à l'affirmation du pouvoir qu'à sa contestation. Cette brève enumeration permet de dessiner les contours de l'objet politique tel que le construisent les anthropologues. A l'inverse de démarches qui 18 MARC ABÉLÈS présupposent un découpage net et quasiment préétabli entre ce qui est politique et ce qui ne l'est pas3, il s'agit ici d'explorer la manière dont se tissent les relations de pouvoir, leurs ramifications et les pratiques auxquelles elles donnent matière. L'investigation met au jour des « lieux du politique » ne correspondant pas nécessairement à notre perception empirique qui tend pour sa part à focaliser les instances formelles de uploads/Politique/ art-abeles-antro-polit 1 .pdf

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