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Livres & études Philosophie Machiavel et Spinoza, le temps d’une rencontre A propos de : Vittorio Morfino, Le temps et l’occasion, la rencontre Spinoza- Machiavel, Garnier par Gérard Bras , le 7 novembre 2012 Dans un ouvrage novateur, Vittorio Morfino montre ce que la rencontre avec Machiavel a pu produire dans la philosophie de Spinoza : le rejet définitif de toute linéarité temporelle et une façon nouvelle de penser la causalité historique. Recensé : Vittorio Morfino, Le temps et l’occasion, la rencontre Spinoza-Machiavel. Traduit de l’italien par L. Langlois et M. Giglio. Classiques Garnier, 298 p., 29 €. Après avoir été presque complètement négligée, l’étude comparative des pensées de Machiavel et de Spinoza revient en force. Pourtant rien ne va de soi, à première lecture. Mis à part l’éloge appuyé du secrétaire florentin par le philosophe hollandais, dans le Traité politique, tout semble les opposer quant au fond. Comment concilier en effet une pensée qui conjugue fortune et vertu avec celle qui conçoit que tout dans la nature est déterminé de façon nécessaire, que le hasard n’est que le point de vue d’une imagination ignorante ? La solution traditionnelle veut n’y voir qu’une alliance de circonstance fondée sur la primauté accordée au réalisme politique : en opposant les utopies philosophiques et moralistes et le pragmatisme des politiques fondé sur la connaissance des passions humaines, le philosophe prendrait appui sur le secrétaire pour montrer que l’action a pour condition la connaissance de la nécessité. V. Morfino a consacré sa thèse à la lecture conjointe des deux penseurs, débusquant la présence cryptée du premier chez le second. Le livre qui sort aujourd’hui en reprend les termes principaux. C’est un livre stimulant à la fois pour les lecteurs des deux penseurs, et pour tous ceux qu’occupent les questions de philosophie politique. Encore faut-il, pour entreprendre cette tâche, avoir l’idée directrice qui la rende féconde, et mettre au point une méthode qui la rende possible. L’intuition initiale, V. Morfino la trouve dans une page « éblouissante et obscure » d’Althusser qui voit l’auteur du Traité théologico-politique comme celui qui unit pour la première fois théorie de l’histoire et distinction de l’imaginaire et du vrai. Est-ce Machiavel qui permet au philosophe hollandais de concevoir cette dernière thèse ? Rien ne l’atteste, mais Morfino y perçoit l’écho de la distinction machiavélienne entre imagination de la chose et vérité effective, telle qu’elle est donnée au chapitre XV du Prince. D’où la question de méthode : comment lire Spinoza avec Machiavel. Le travail commence par une enquête minutieuse qui cherche les Đ E Đ 4 traces de Machiavel dans Spinoza, distinguant les deux citations du Traité Politique, chapitre V §7, et X §1 (ce qui est beaucoup chez un auteur parcimonieux en références avouées) et les évocations implicites dont la reconnaissance est justifiée par ce que l’on sait de ses lectures - il faut noter la précision de l’inventaire auquel se livre Morfino, dans les chapitres I et II, utile pour toutes les études à venir sur le sujet. Le bilan de ce travail, intéressant du point de vue de l’histoire de la philosophie, fait apparaître que les textes du secrétaire florentin habitent déjà la composition du Traité théologico-politique, contrairement à ce que soutenaient les premières études consacrées au rapport entre les deux penseurs. Ce résultat n’intéressera que les « spécialistes », sans enjeu théorique fondamental parce que, si l’on devait en rester là, on aurait, au mieux, les effets de l’influence de Machiavel dans Spinoza. Ce que cherche à comprendre Morfino est tout autre : il s’agit pour lui d’élucider comment Spinoza pense avec [1] Machiavel, aux deux sens du terme : le convoque comme allié dans des stratégies argumentatives, distinctes d’un traité à l’autre d’une part, et constitue avec lui une sorte de communauté intellectuelle, le rencontre d’autre part. Autrement dit il veut montrer comment ils pensent ensemble et, de ce fait, comment Spinoza produit de nouvelles thèses impossibles sans la rencontre. C’est sur ces deux aspects que je voudrais insister parce qu’ils sont éclairants à la fois pour l’intelligence que l’on peut avoir de l’auteur de l’Ethique et pour poser, à partir de lui, certaines questions contemporaines. Machiavel contre Hobbes Quel est le rôle de Machiavel pour Spinoza ? Les deux références que l’on trouve dans le Traité politique donnent une première réponse à cette question : invoqué comme « très pénétrant » (acutissimus), il n’est pas considéré comme l’un de ces « politiques » réalistes évoqués au début du Traité politique, mais comme le théoricien qui rend possible la constitution de la science politique, permettant de prendre distance d’une part avec l’imaginaire théologique, d’autre part avec toute philosophie de l’histoire, c’est-à-dire toute pensée de l’histoire comme devenir d’une idée, que ce soit sous la forme de la chute, du progrès ou du cycle. C’est le couple fortune/vertu qui sert alors d’opérateur majeur, « en inscrivant l’action humaine dans l’aléa totalement intelligible de la nécessité. » (p. 65) L’enquête porte aussi sur « la présence implicite de Machiavel dans les textes de Spinoza » (titre du chapitre II ). Pour la percevoir il faut admettre que la philosophie n’est pas le lieu éthéré d’une pensée qui se déploie dans sa pureté, fût- ce dialectiquement, que les philosophes ne se suivent pas simplement dans le temps, le postérieur subissant l’influence de l’antérieur, mais qu’elle est un champ de bataille où s’élaborent des concepts en fonction des problèmes qui se posent dans le cours même de l’affrontement. Ceci engage donc de lire un philosophe en considération du conflit théorique dans lequel il est pris, donc des thèses qu’il combat et de celles qu’il utilise pour éclairer un problème et élaborer sa solution. C’est ce préalable touchant la méthode de lecture qui permet à Morfino, non pas de décrypter un texte chiffré, mais de discerner une communauté conceptuelle dans la stratégie de pensée du philosophe hollandais et de comprendre comment l’alliance des deux auteurs est aussi un moment dans l’invention de cette stratégie. Prenons un exemple privilégié pour éclairer cet aspect de l’enquête : l’analyse par l’auteur du Traité théologico- politique du thème de l’élection des Hébreux. Comme toujours, pour poser un problème et le résoudre, Spinoza commence par forger son vocabulaire. Ainsi, au chapitre III du Traité théologico-politique, il explique le sens, pour lui, des mots de fortune, gouvernement de Dieu, élection divine, secours externe de Dieu, secours interne de Dieu. Morfino y voitune subversion du vocabulaire théologique, sous l’influence des lectures des Discours sur la première décade de Tite-Live, permettant de concevoir l’histoire des Hébreux sous le couple catégoriel violence/habitude, similaire au couple fortune/vertu forgé par Machiavel. Se penchant sur l’histoire d’un peuple déterminé, Spinoza aurait trouvé dans sa lecture des Discours un exemple d’analyse du même genre. « Dès l’instant que l’on commence à analyser les objets singuliers de l’histoire, c’est-à-dire les États durables, la philosophie de l’histoire doit être abandonnée au profit des lois et des institutions qui ont permis à un État de réguler et de stabiliser les rapports de force entre les composantes de la société. » (p. 215) Ce qui implique, en particulier, de déconstruire le mythe du législateur quasi divin, fondant à partir de rien l’organisation du peuple qui déploierait son essence dans le temps. Mais l’examen des usages de Machiavel dans le texte spinozien fait apparaître un enjeu essentiel du point de vue de la formation de la pensée politique moderne. Puisqu’il s’agit de passer par l’histoire pour déterminer l’objet de la science politique, et que celle-ci met au jour des commencements qui s’expliquent par des causes antécédentes, autrement dit puisqu’elle fait apparaître que la catégorie d’origine, c’est-à-dire l’idée d’un commencement radical, sans antécédent, est de nature théologique, il s’ensuit que le schéma du droit naturel moderne, fondant la société politique sur un acte de rupture avec la nature, est théoriquement et pratiquement inconsistant. Il s’ensuit aussi que l’obéissance au souverain ne peut être fondée sur l’obligation faite aux sujets de tenir leur promesse. Sans le dire, Machiavel permet donc à Spinoza de penser ce qu’il désigne lui-même, dans une lettre célèbre (la lettre 50 à Jelles), comme étant la continuité entre état de nature et état civil. On peut regretter toutefois que Morfino en reste à la notion de promesse, qu’il ne soit pas suffisamment attentif à la complexité du concept d’obligation, à sa généalogie moderne depuis Bodin jusqu’à Rousseau, ce qui le conduit à dresser un portrait de Hobbes, l’auteur du Léviathan, par trop sommaire, à négliger les jeux et enjeux théoriques dont est l’objet son élaboration. On aimerait, de ce point de vue, pouvoir croiser ce qu’il dit avec les analyses que propose Bruno Bernardi dans Le principe d’obligation (Vrin/EHESS, 2007). Les conclusions, quant à la pensée de Spinoza, ne seraient pas différentes, mais elles seraient mieux inscrites dans l’histoire conceptuelle de la politique moderne, au sein de cette tension qui en est constitutive entre ce qu’on peut nommer la ligne de la souveraineté et celle de l’association ou de la société civile. L’enjeu n’est pas uploads/Politique/ machiavel-et-spinoza-le-temps-d-x27-une-rencontre-la-vie-des-ide-es-pdf.pdf

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