Banlieue de la République & Quatre-vingt-treize Gilles Kepel - Gallimard, 2012
Banlieue de la République & Quatre-vingt-treize Gilles Kepel - Gallimard, 2012 On peut lire indépendamment les deux derniers ouvrages du politologue Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et membre de l’Institut universitaire de France, mais ils sont complémentaires. vient comme en écho, vingt-cinq ans après, à l’ouvrage qui avait contribué à le faire connaître, . Il est le fruit d’une année d’enquêtes réalisées par une dizaine de chercheurs auprès d’une centaine d’habitants de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, avec le soutien de l’Institut Montaigne. Le choix de ces deux villes n’est pas indifférent : c’est le point de départ des émeutes de 2005. En ce sens, pour Gilles Kepel, s’il ne saurait être tout à fait représentatif, le lieu est « emblématique » de la situation actuelle dans les banlieues de France, « car s’y manifeste une collection de symptômes sociaux que l’on ne retrouvera ailleurs que latents et erratiques ». À partir de six grands thèmes (la rénovation urbaine, l’éducation, l’emploi, la sécurité, la politique et la religion), les personnes interrogées dressent un constat sans concession, mais non sans nuances, de la situation qui est la leur. À propos du logement, par exemple, les habitants se déclarent pour la plupart satisfaits de l’évolution observée entre 2010 et 2011, grâce à l’effort mené par les pouvoirs publics. L’auteur lui-même reconnaît avoir observé sur cette période « une transformation complète du paysage… en voyant disparaître des tours et barres taguées, aux ascenseurs cassés, entourées d’épaves de voitures, et surgir des résidences d’aspect agréable et bien tenues. » Banlieue de la République Banlieues de l’islam En revanche, le constat le plus alarmant – et ce n’est malheureusement pas une surprise – concerne la situation de l’emploi. C’est là le « cœur du problème », selon Kepel. Les jeunes sont, bien sûr, les plus touchés et pas seulement ceux qui sont en rupture par rapport au système scolaire. « Les exemples les plus préoccupants pour le devenir de la société sont incarnés par les diplômés de l’enseignement supérieur qui, ne réussissant pas à trouver du travail correspondant à leurs compétences, en viennent à retourner le stigmate dont ils souffrent en un rejet radical de la France et 1 1 REVUE PROJET - SOCIÉTÉ des valeurs qui lui sont prêtées. » La désillusion par rapport aux promesses non tenues de la République est la première cause du désenchantement pour la banlieue : « Sans doute est-ce la faible capacité d’attraction de la promesse laïque qui interroge le plus au terme de cette recherche. » Pour le politologue, le chantier immense, à la suite de la rénovation urbaine engagée depuis les émeutes de 2005, est bien celui de l’insertion dans la société par l’emploi qui doit « rend[r]e au peuple dans sa diversité une pleine croyance dans les valeurs de la nation ». 1 D’une autre tonalité est le second livre, . Kepel quitte ici le genre de l’investigation pour se risquer dans une analyse plus ambitieuse, large et personnelle. « À partir de la question islamique, voudrait surtout contribuer à une réflexion d’ensemble sur la France et son devenir ». Quatre-vingt-treize Quatre-vingt-treize Très documentée, une première partie présente la réalité de l’islam dans le département de la Seine-Saint-Denis au travers de la ville de Saint-Denis. « L’ancienne ville des rois puis de la Révolution et de la classe ouvrière est devenue la Mecque de l’islam en France. » La liste des nombreux mouvements et associations est impressionnante, représentant tous les courants et sensibilités de l’islam en France. Ils couvrent un large « spectre qui va du culte à l’enseignement, de la viande halal aux médias et de l’humanitaire au politique. » Le phénomène de la consommation halal intéresse particulièrement Kepel, pour qui ce marché, estimé à 5,5 milliards d’euros par an, constitue « un des phénomènes les plus significatifs des transformations et de l’affirmation identitaire de l’islam en France ». Un marché très convoité par différentes associations qui s’y livrent une véritable guerre, non seulement commerciale, mais aussi idéologique et de pouvoir. « L’enjeu, par-delà la viande et son marché, est le contrôle cultuel et politique sur la nouvelle génération des musulmans de France. » Selon Kepel, ces derniers – qui ont souvent un sentiment de « citoyenneté inaccomplie », tant du fait de leur arrivée récente en France que de leur appartenance fréquente à des groupes socialement défavorisés – trouvent dans ce mode de consommation un moyen d’affirmation identitaire. « Cette ‘citoyenneté halal’ qui évolue entre le ‘modèle bio’, ouvert et pluraliste, et le ‘modèle kasher’, clos et communautaire, figure une participation politique en gestation, encore inaboutie ». La deuxième partie de l’ouvrage se révèle plus originale dans l’analyse. Kepel retrace l’évolution, ces trente dernières années, de l’islam en France, en distinguant trois périodes : l’islam des « darons », celui des « Frères » (ou des « blédards ») et celui des jeunes. Les « darons », ce sont les « pères », arrivés du Maghreb pour travailler en France et qui ont amené un islam varié très influencé par la dimension nationale (Algérie et Maroc tout particulièrement). Mais, dès le début des années 1980, cet islam « qui cherche son inspiration dans la continuation des pratiques du pays d’origine » va 2 REVUE PROJET - SOCIÉTÉ être dépassé par l’émergence de l’islam des « Frères » ou « blédards », ces étudiants venus du « bled », marqués par la dimension politique inspirée par les Frères musulmans. C’est l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), « animée par des étudiants partageant l’idéologie des Frères musulmans », qui illustre le mieux cette mouvance, avec son combat pour le port du voile islamique. Cette (brève) hégémonie des Frères sera troublée par l’arrivée, au début des années 1990, des premiers prédicateurs salafistes, d’inspiration wahhabite saoudienne, qui refusent, par principe, toute compromission avec le politique. Mais ce sont surtout les « jeunes », nés et éduqués dans l’Hexagone, qui vont ouvrir une troisième période. Les événements de l’automne 2005 entraînent une accélération du déclin de l’UOIF et « à l’inverse, une montée en puissance des associations de jeunes musulmans ». Aujourd’hui, pour Kepel, l’avenir de l’islam de France est entre leurs mains. « Des voies multiples s’offrent à eux, et d’innombrables déterminants sociaux – au premier chef l’accès au marché de l’emploi – contribueront à les orienter. » Où l’on retrouve la question de l’emploi de ces jeunes, souvent diplômés, déjà mise largement en avant dans Banlieue de la République. On le voit, dans des registres différents, ces deux ouvrages se complètent. Par la très large documentation proposée, ils permettent d’entrer dans une connaissance approfondie d’une réalité complexe, en dépassant les simplismes et les caricatures qui ont trop souvent cours sur ces questions. L’analyse de la prise d’ampleur du phénomène halal, ou des trois moments successifs de l’histoire de l’islam en France, est très inspirante. Toutefois, il est regrettable que Gilles Kepel ne se soit pas davantage attaché à rendre compte des réflexions et des travaux menés dans la société française pour favoriser le dialogue entre islam et laïcité. La troisième et dernière partie de « Les tentations du repli », exacerbe les luttes idéologiques qui opposent, via internet, le « cyberjihad » et les sites identitaires rattachés à l’extrême-droite européenne. Elle fait l’impasse sur tout le travail mené au quotidien par les associations et les collectivités locales, travail obscur et discret que l’auteur connaît pourtant fort bien. Pour appréhender cette réalité, il sera donc intéressant d’aller lire, en complément, d’autres auteurs tels qu’Olivier Roy ou Franck Frégosi . Quatre-vingt-treize, 2 3 Gilles Kepel Gallimard, 2012, 530 p., 28,90 € et alii Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil Gilles Kepel 3 REVUE PROJET - SOCIÉTÉ Gallimard, 2012, 322 p., 21 € Quatre-vingt-treize À ce propos, voir Leyla Arslan, , Puf, « Proche-Orient », 2010, 297 p. Il s’agit de la publication d’une thèse, « L’ethnicité des jeunes Français de culture musulmane », co- dirigée par Gilles Kepel. Leyla Arslan a animé l’équipe des enquêteurs de terrain pour l’ouvrage . 1 Enfants d’islam et de Marianne. Des banlieues à l’université Banlieue de la République Olivier Roy, , Stock, 2005. 2 La laïcité face à l’islam Franck Frégosi, , Fayard/Pluriel, 2010 [2008]. 3 L’islam dans la laïcité Xavier Nucci 29 November 2012 4 REVUE PROJET - SOCIÉTÉ uploads/Politique/ banlieue-de-la-republique-quatre-vingt-treize.pdf
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- Publié le Jan 26, 2021
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