L. Trotsky : 15 juillet 1934 Bonapartisme et fascisme Pour une caractérisation
L. Trotsky : 15 juillet 1934 Bonapartisme et fascisme Pour une caractérisation de la situation actuelle en Europe La Vérité, 3 août 1934. Non signé. Retraduit du russe d’après le texte du Biulleten Oppositsii n°40, octobre 1934. Il s'agit d'un article sur une question de théorie que Trotsky considérait comme capitale. L'importance pratique immense d'une orientation théorique juste se manifeste de la façon la plus frappante au cours des périodes de conflit social aigu, de tournants politiques rapides, de changements brusques dans la situation. Au cours de ces périodes, les conceptions et les généralisations politiques s'usent rapidement, et exigent d'être soit complètement remplacées - ce qui est facile, soit d'être concrétisées, précisées ou partiellement rectifiées - ce qui est plus difficile. C'est précisément au cours de telles périodes que se manifestent nécessairement toutes sortes de situations transitoires, intermédiaires, et une foule de combinaisons qui bousculent les schémas habituels et exigent doublement une attention théorique soutenue. En un mot, si, dans une époque de développement pacifique et ordonné - avant la guerre -, on pouvait encore vivre sur le revenu de quelques abstractions toutes faites, à notre époque chaque événement nouveau nous enfonce dans la tête la loi la plus importante de la dialectique : la vérité est toujours concrète. La « théorie » stalinienne du fascisme représente sans aucun doute l'un des exemples les plus tragiques des terribles conséquences pratiques qui peuvent découler du remplacement de l’analyse dialectique de la réalité dans toutes ses étapes concrètes, dans toutes ses phases de transition, c'est-à-dire aussi bien ses changements graduels que révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, par des catégories abstraites fondées sur une expérience historique partielle et insuffisante ou sur une vision globale étroite et incomplète. Les staliniens ont fait leur l'idée qu'à la période contemporaine le capital financier ne peut s'accompagner de la démocratie parlementaire et se trouve contraint de recourir au fascisme. De cette idée parfaitement juste dans certaines limites, ils ont tiré, suivant une logique formelle et purement déductive, des conclusions identiques pour tous les pays et toutes les étapes du développement. Pour eux, Primo de Rivera, Mussolini, Chang Kaï-chek, Masaryk, Brüning, Dollfuss, Pilsudski, le roi serbe Alexandre, Severing, MacDonald1, etc., étaient des représentants du fascisme. Ce faisant, ils oubliaient a) que, dans le passé également, le capitalisme ne s'est jamais accommodé de la démocratie « pure », tantôt y rajoutant quelque chose et tantôt la remplaçant par un régime de répression ouverte, b) que le capital financier « pur » n’existe nulle part, c) que, même quand il occupe une position prédominante, le capital financier n'agit pas dans le vide, mais est obligé de compter avec les autres couches de la bourgeoisie et avec la résistance des classes opprimées, d) enfin que, entre la démocratie parlementaire et le régime fasciste, s'intercalent inévitablement toute une série de formes de transition, dont l'une remplace l’autre tantôt de façon pacifique et tantôt par la guerre civile. 1 Trotsky estimait que les régimes de Mussolini et de Pilsudski étaient des régimes fascistes. Mais il énumère ici des hommes incarnant des régimes que les staliniens qualifiaient également de fascistes, ce qui était à ses yeux complètement faux. Le général Miguel Primo de RIVERA y ORBANEJA (1870-1930) exerçait la dictature en Espagne avec l'appui du roi et le soutien de l'armée. Le général CHANG KAÏ CHEK (1887-1975), chef du parti nationaliste Kuomintang, avait unifié la Chine et persécuté le mouvement ouvrier. Tomas MASARYK (1850-1937) était un libéral, président de la république tchécoslovaque. Le conservateur catholique BRÜNING avait été chancelier du Reich de 1930 à 1932. Le chrétien social Engelbert DOLLFUSS (1892-1934), chancelier et admirateur de Mussolini, enfant chéri de l'Église catholique, venait de noyer dans le sang la résistance des travailleurs de Vienne. Le roi ALEXANDRE II de Yougoslavie - de la dynastie des Karageorgevitch - (1884-1934) avait suspendu la constitution et pris un pouvoir sans contrôle avec l'appui de l'armée en 1929. En tant que ministre de l’intérieur de gouvernements de coalition, le social-démocrate Carl SEVERING (1875-1952) avait dirigé la répression contre les ouvriers révolutionnaires. Enfin, le britannique James Ramsay MAC DONALD était ce premier ministre du Labour Party qui avait choisi en 1931 d'appliquer le programme des banques plutôt que celui de son parti et en avait été exclu. 1 Et chacune de ces formes de transition, si l'on veut avancer et non pas être rejeté en arrière, exige une approche théorique juste et politique du prolétariat correspondant. Sur la base de l'expérience allemande, les bolcheviks-léninistes ont constaté pour la première fois l'existence d'une forme transitoire de gouvernement - même si elle aurait pu et dû être établie auparavant d'après l'expérience italienne - que nous avons appelée bonapartiste : les gouvernements Brüning, Papen, Schleicher2. De manière plus précise et sous une forme plus développée, nous avons observé ensuite en Autriche. Le déterminisme de cette forme de transition est devenu patent, naturellement pas au sens fataliste, mais au sens dialectique du terme, c'est-à-dire pour les pays et les périodes où le fascisme, avec un succès croissant, c'est-à-dire sans rencontrer de résistance victorieuse du prolétariat, attaquait les positions de la démocratie parlementaire pour de là, étrangler le prolétariat. Pendant la période de Brüning-Schleicher, Manouilsky, Kuusinen3 proclamaient : « Le fascisme est déjà là ! ». De notre théorie de l'étape intermédiaire bonapartiste, ils disaient qu’elle n'était qu'une tentative pour enjoliver et dissimuler le fascisme afin de faciliter la politique social-démocrate du « moindre mal ». En même temps, ils appelaient les sociale-démocrates des « social-fascistes », et les sociale-démocrates « de gauche », du type Zyromski-Marceau Pivert -Just4 , passaient – après les « trotskystes » - pour les plus dangereux des social-fascistes. Tout cela a changé aujourd'hui. En ce qui concerne la France actuelle, les staliniens n'osent pas répéter : « Le fascisme est déjà là ! » Au contraire, ils ont accepté la politique du front unique qu'ils rejetaient hier, afin d'empêcher la victoire du fascisme en France. Ils ont été obligés de distinguer le régime Doumergue 5 du régime fasciste. Mais ils sont arrivés à cette distinction en empiristes, pas en marxistes. Ils n'ont même pas essayé de donner du régime Doumergue une définition scientifique. Celui qui opère dans le domaine de la théorie à l'aide de catégories abstraites est condamné à capituler aveuglément devant les faits. C'est pourtant en France précisément que le passage du parlementarisme au bonapartisme - ou plus exactement la première étape de ce passage - a pris un caractère particulièrement frappant et démonstratif. Il suffit de rappeler que le gouvernent Doumergue est apparu sur la scène entre l'avant-première de la guerre civile, le 6 février, et la grève générale du prolétariat, le 12 février6. Dès que les camps irréconciliables ont occupé leurs positions de combat aux deux pôles de la société capitaliste, il est apparu rapidement que la machine à calculer du parlementarisme avait perdu toute importance. Il est vrai que le gouvernement Doumergue, comme en leur temps les gouvernements Brüning et Schleicher, semble au premier abord gouverner avec l'accord du parlement. Mais c'est un parlement qui s'est renié, un parlement qui sait que, s'il résistait, le gouvernement se passerait de lui. Du fait du relatif équilibre entre le camp de la contre-révolution qui attaque et celui de la révolution qui se défend, l'axe du pouvoir s’est élevé au-dessus des masses et de leur représentation parlementaire. Il a fallu chercher le chef du gouvernement en dehors du parlement et « en dehors 2 Brüning avait gouverné avec des « pleins pouvoirs » que lui avait accordés le Reichshstag entre mars 1930 et mai 1932. Ses successeurs avaient eu recours au ce procédé : le hobereau Franz Von PAPEN (1879-1969) avait été chancelier de juin à décembre 1932, et le général Kurt Von Schleicher, qui avait vainement tenté de s'appuyer sur les syndicats et de diviser le parti nazi, avait été le prédécesseur immédiat de Hitler. 3 Dimitri Z. MANOUILSKY (1883-1959), vieux-bolchevik, lié ensuite à Trotsky, avait rejoint le parti bolchevique en 1917, puis la fraction stalinienne. il était secrétaire de l’I.C. depuis 1931. Otto KUUSINEN (1881-1964), professeur de philosophie, député social-démocrate, avait été l'un des dirigeants de la révolution de Finlande en 1918, puis s'était réfugié en U.R.S.S. où il avait été secrétaire de l'I.C. de 1922 à 1931. Ces deux hommes appartenaient à la fraction stalinienne aux yeux de laquelle, à l'époque, les « fascistes » incluaient jusqu'aux socialistes. 4 Ces trois hommes représentaient la gauche de la S.F.I.O. Claude JUST (1888-1956), tailleur, était le dirigeant du Comité d’Action Socialiste-Révolutionnaire qui avait une certaine audience dans la fédération de la Seine. Il deviendra trotskyste après 1945. Jean ZYROMSKI (1890-1975), avocat, était le dirigeant de sa tendance "néo-guesdiste", la Bataille Socialiste (1927-1940) très proche des communistes. Il finira au P.C.F. après 1945. Marceau PIVERT (1895- 1958), instituteur, était alors l’autre dirigeant de la Bataille Socialiste. 5 Gaston Doumergue, ancien président de la République avait remplacé Daladier, démissionnaire le 7 février. 6 C'était dans la nuit du 6 au 7 février que s'étaient produits, devant le Palais-Bourbon, de sérieux uploads/Politique/ bonapartisme.pdf
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- Publié le Fev 02, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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