Entre autonomie et embrigadement militant : les skinheads néo-nazis des années

Entre autonomie et embrigadement militant : les skinheads néo-nazis des années 1980-1990 Jean-Yves CAMUS Le meurtre de Brahim Bouaraam, un ressortissant marocain mort noyé dans la Seine, après y avoir été jeté pour des motifs racistes et homophobes par des militants d’extrême droite, le 1er mai 1995 à Paris, a sans doute été, par sa résonance politique et médiatique, le point culminant d’une longue série de faits divers, souvent meurtriers, qui ont jalonnés les années 1980-90 et qui ont été attribués à la catégorie, au demeurant floue dans sa définition, des « skinheads », qui recouvre recouvrant un large spectre d’opinions politiques allant de l’extrême droite néo-nazie à l’antifascisme radical représenté entre autres par les « Redskins ». La culture skinhead a été décrite avec raison par Michel Wieviorka, reprenant le sociologue britannique Mike Brake, comme « une sous-culture ouvrière, profondément marquée par une éthique puritaine du travail » et par l'opposition au mouvement hippie1. Cette partie du mouvement skinhead qui politiquement s’est arrimée politiquement à l’extrême droite française des années 1980-1990 peut toutefois être cernée avec davantage de précision. Pour cela, il importe de dégager les étapes de l’importation en France des phénomènes skinheads anglo-saxons, et ce qu’ils recouvrent alors en termes de radicalité et de violence (1). Une fois effectuée cette caractérisation des skinheads, il s’agit de dégager les aspects de militance politique pris par ce qui était un phénomène socio-culturel, venu s’enchâsser dans les formations des extrêmes droites (2). Caractérisation du phénomène skinhead Avant que d’être une affiliation idéologique, le fait skinhead doit être vu comme un phénomène subculturel transnational, à l’origine urbain, où la question de la violence participe de la norme comportementale. Le skinhead se revendique d’une culture de la violence mais aussi de la transgression. Il se distingue de la norme par ses codes vestimentaires (crâne rasé ou cheveux coupés ras, port du bomber et des chaussures montantes à lacets connues sous le nom générique de Doc Martens). Ceci étant, ces codes ne sont pas déterminés par l’idéologie mais sont étroitement liés aux origines sociales de la sous-culture qu’ils représentent, née dans la Grande-Bretagne ouvrière des années 1960 et unissant, à l’origine, de jeunes prolétaires blancs appartenant au phénomène des Mods à de jeunes Afro-antillais de même milieu, passionnés de musique ska et reggae2. C’est à la fin des années 1970 qu’avec la crise économique qui frappe l’Angleterre industrielle d’une part, et l’émergence d’un parti politique, le National front, fugacement sorti de la marginalité, que s’entérine la séparation définitive, au sein du mouvement skinhead, sur une base ethnique et politique, mais également musicale : la scène skinhead d’extrême droite se structure autour de l’archétype du Militant blanc 3, mais surtout du Rebelle blanc, adolescent ou jeune homme ( ou, minoritairement, femme) qui revendique sa couleur de peau et son origine ethnique 1 Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992, ch. 10. 2 Cf. George Marshall Spirit of '69: A Skinhead Bible, Dunoon, S.T. Publishing, 1991. 3 Titre d’un fanzine publié au milieu des années 1990 dans les Bouches- du-Rhône par Mickael P., alors proche du Parti Nationaliste Français et Européen. contre l’émergence des minorités visibles, endosse un racisme et un antisémitisme extrêmes dont l’action violente est une composante essentielle, et abandonne définitivement les musiques « non- européennes » pour deux styles propres : la Oi, un dérivé du punk rock4 et le RAC ( « Rock against Communism »), qui est un dérivé politisé du précédent dans lequel les paroles glorifient non pas seulement la lutte anticommuniste mais surtout le « nettoyage ethnique » des villes britanniques, et la violence physique en général5. Pour autant, l’extrême droite n’a jamais eu une emprise totale sur le mouvement communément appelé skinhead, ni en France, ni ailleurs : le mouvement S.H.A.R.P. (Skinheads Against Racial Prejudice) notamment, rassemble des skinheads de même extraction ouvrière mais proches de l’extrême gauche ou des milieux libertaires. Ils sont souvent actifs dans les villes mêmes où sont leurs rivaux qu’ils surnomment, pour s’en démarquer, boneheads (crânes d’os). Ils sont restés musicalement ouverts aux styles des origines puis au punk. La division idéologique du mouvement skinhead donne lieu, dès les années 1980, à l’émergence de « bandes » rivales qui se disputent la maîtrise des territoires urbains par la violence6. De même que l’arrivée en France du phénomène skinhead d’extrême droite était une importation d’un phénomène britannique, et même anglais, la radicalisation idéologique de la scène française dans les années 1990 fut le résultat du transfert en Europe d’idées, de méthodes d’action et d’effets de mode venus des États-Unis. La première apparition publique importante des skinheads américains, lors d’un meeting du 7 octobre 1989 fédérant à peu près toutes les tendances de l’extrême droite autour d’une commémoration de la Confédération sudiste 7 , avait montré la convergence, au moins partielle, des skinheads « White Power », des nostalgiques de la ségrégation raciale et de la nébuleuse connue sous le nom d’Identity Churches, sortes de dénominations religieuses sectaires professant l’idée de la suprématie raciale de la race blanche voulue par la volonté divine et les Écritures, relues à la lumière de l’anglo-israélisme (pour lequel les Anglo- saxons sont les descendants des tribus perdues d’Israël) et de l’idée d’un christianisme débarrassé de toutes ses racines juives. Loin de n’être qu’une sous-culture marginale de la jeunesse, cette nébuleuse s’était organisée sous un modèle, la « résistance sans chef », qui prônait la lutte armée contre l’État fédéral, jugé illégitime et appelé ZOG, ou Zionist Occupation Government (gouvernement d’occupation sioniste). Dès 1983-1984, de petites cellules étaient passées à l’action terroriste contre des agents fédéraux et des adversaires politiques. Elles étaient connues sous le nom de The Order, disposaient de leur manuel de passage à l’action pour déclencher une guerre raciale (le livre de William Luther Pierce, alias Andrew Macdonald, The Turner Diaries, publié en 1978) et d’une forme de mantra, les 14 Mots, formulés par le suprémaciste David Lane pour lequel « We must secure the existence of our people and a future for white children » (« Nous devons préserver l'existence de notre peuple et l'avenir des enfants blancs »). Cet ensemble de concepts, mis en action, font qu’au milieu de la décennie 1990, les autorités fédérales et les associations du type watchdog, luttant contre le racisme (Anti-Defamation League ; Southern Poverty Law Center) estiment que les 3 500 skinheads recensés ont commis 22 meurtres depuis 1990. C’est précisément ce qui séduit des skinheads français. 4 Le terme « oi !» est une déformation, utilisée en argot anglais, de « hey you ». 5 Cf. Timothy Scott Brown, «Subcultures, Pop Music and Politics: Skinheads and “Nazi Rock” in England and Germany », Journal of Social History, 2004, Volume 38, Number 1, p.157-173. 6 Sur ce sujet, voir le documentaire de Marc-Aurèle Vecchione : Antifa, chasseur de skins (Résistance films, 2008) et pour une version diamétralement opposée celui produit par les proches de Serge Ayoub : Sur les pavés, (Autonomiste media, 2009). 7 Voir Leonard Zeskind : Blood and Politics, the history of the White Nationalist Movement, Farrar, Strauss and Giroux, 2009, ch. 22. Formatted: Strikethrough Commented [CJ1]: un Formatted: Strikethrough Commented [CJ2]: pour les En juin 1993, parait le premier numéro du bimensuel Terreur d’'élite, « voix indépendante et radicale des nationaux-socialistes francophones ». En couverture de ce fanzine d’'une qualité d’'impression inhabituelle, cette phrase : « Juifs : lire cette publication vous transformera en abat- jour, en savonnettes ou en engrais. » Le ton de l’'antisémitisme délirant est donné. Il est habituel chez les Hammer Skins, réseau skinhead américain dont l’'emblème est le marteau de Thor et dont la branche française, éditrice du bulletin, se nomme Charlemagne Hammer Skins. Très hostile au Front national (le FN serait « le dernier bastion de la juiverie française »), proche du parti nazi transnational NSDAP/AO 8, elle est animée par Hervé Guttuso, un jeune Marseillais dont la précédente publication s’intitulait Neuvième Croisade. Ancien membre de Troisième Voie, puis de la section Prinz Eugen (du nom d'une division SS) du Parti Nationaliste Français et Européen (PNFE), Guttuso s’'est formé au contact de l’'American Front et des Chicago White Vikings lors d’'un séjour outre-Atlantique. Il y a rencontré les animateurs de la revue Résistance, fanzine devenu un magazine en quadrichromie doublé d’une maison de disques, Resistance Records, dont l’audience est devenue mondiale (le numéro 1 du journal, en 1994, est tiré à 12 000 exemplaires). Idéologiquement, les Hammerskins américains défendent l’'idée selon laquelle la résistance armée au pouvoir fédéral est légitime puisque, loin d'être l’émanation du peuple, le gouvernement serait aux mains des juifs qui assureraient leur mainmise sur le pouvoir politique, économique et médiatique, dans l’objectif d’'éliminer la race blanche en promouvant le métissage généralisé. Dès lors, toute forme de résistance armée est juste et nécessaire, y compris le terrorisme9, par des modes d’action souvent inspirés des Turner Diaries, traduits en français tardivement (1999) par Henri de Fersan, avec des illustrations de Chard, caricaturiste à Rivarol10. D’'où ce surnom de ZOG (Zionist Occupation Government), qu’'elle donne au gouvernement uploads/Politique/ camus-revunb.pdf

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