Après avoir refermé « la boîte à chagrin » en juillet 62, le général De Gaulle

Après avoir refermé « la boîte à chagrin » en juillet 62, le général De Gaulle eut ce mot : « L’Algérie ? Vous m’en reparlerez dans trente ans. » Trente ans, c’est une génération. Trente ans, c’était 1992. Trente ans durant, on a seriné aux Algériens que s’ils étaient venus à l’existence, ils le devaient à la « glorieuse Génération de Novembre » et au million et demi de martyrs qu’elle avait consentis. Chiffre énorme garantissant une dette non moins énorme que l’on voulait faire contracter à des vivants culpabilisés d’être encore en vie et amenés ainsi à se demander à chaque instant s’ils étaient dignes des représentants de la génération héroïque, installés par droit naturel à la direction du pays, sans avoir demandé l’avis de personne. Notons, en passant, que ce chiffre, extrapolé d’un article d’El-Moudjahid paru à l’occasion du cessez-le-feu et qui parlait, lui, d’un million et demi de victimes, entre morts, disparus, blessés, déplacés, est devenu une sorte de vérité révélée, un chiffre idéologique. Le démographe André Prenant, grand ami de l’Algérie, l’a ramené, le premier, à des proportions plus modestes mais plus réalistes. Celui qui dévide une fable idéologique en est la première victime en ce qu’il ne peut s’empêcher de croire à la vérité de sa fable. Car croire en sa propre fable est la condition obligée pour en convaincre les autres. Ceux qui, à l’été 62, ont violé la légitimité révolutionnaire sont ceux-là même qui se gargarisaient de cette notion. Dans les discours de Boumédiène, on pouvait noter les occurrences nombreuses des deux mentions : à la génération de Novembre, d’une part -car lui-même n’avait pas d’histoire personnelle ni de hauts faits d’armes dont il pût exciper- et à la légitimité révolutionnaire, d’autre part -symptôme évident de son complexe vis-à-vis de ses deux coups d’état, ceux de juillet-août 62 et juin 65. La fable de la génération de Novembre peut se résumer ainsi : las des jeux politiciens stériles de leurs aînés, de jeunes gens, convaincus que le colonialisme ne pouvait entendre que le langage de la violence, passèrent à l’action directe, à la lutte armée. Voilà qui a suffi à discréditer pour longtemps la politique elle-même, c’est-à-dire cet art du possible, du compromis, de la négociation, cette capacité de différer au lieu d’exiger tout tout de suite qui est la marque de l’immaturité et de l’infantilisme. Est-ce un hasard qu’il ait fallu une tête politique, Abane Ramdane, pour négocier et s’entendre avec les centralistes du Mtld, avec les bourgeois policés de l’Udma, avec les communistes du Pca, avec les religieux Oulamas et donner ainsi son véritable contenu de front au Fln et faire démarrer réellement la lutte politiquement organisée pour l’indépendance ? Est-ce par hasard également que Abane ait fait adopter par le congrès de la Soumam que le Politique doive commander au Militaire et l’Intérieur, à l’Extérieur ? Les événements lui donneront raison a contrario : ses assassins ont inauguré le cycle mortifère du pouvoir des militaires qui a mené le pays là où il en est, et c’est bien l’Extérieur -les planqués d’Oujda et de Ghardimaou- qui commande encore. Gorgées jusqu’à la nausée de cette vulgate, de cet hymne à la violence, à l’action directe, dégoûtées d’une pratique politique (dont elles n’avaient aucune idée d’ailleurs) présentée comme la marque des faibles, si ce n’est des collabos, les générations post-indépendance n’auront eu qu’un modèle à imiter : le pouvoir militaro-policier en place et son culte du fusil. Alors, le moment venu, elles singeront ce monstre qui ne connaît d’autre politique que le traitement au révolver. Une anecdote significative à ce titre : dans les années 80, au cours d’une assemblée générale, un commissaire du Fln, engagé avec un syndicaliste pagsiste dans une polémique dramatique sur l’article 120 (qui faisait obligation à tout élu syndical aspirant à des postes de responsabilité d’être membre du Fln) se trouva à court d’arguments face au militant qui lui en remontrait. Alors, il explosa : « Oukhourjouna besslah ! » (Combattez-nous avec des armes!). Cri du cœur d’un commissaire ordinaire du Fln, grand amateur de méchouis et de gouachichs. Mais aussi et surtout, dévoilement brutal de la vérité des hommes du système : le seul débat politique, c’est la guerre. Alors, avec une constance remarquable -signe d’un discernement politique aboli-, le Front islamique du salut (FIS) fera exactement ce que le pouvoir voulait qu’il fît, allant même au-delà : des déclarations invraisemblables sur la restauration du Califat commises par Abassi (enfant du sérail militaro- policier puisque, le 1er novembre 54, il avait été chargé de déposer une bombinette à Radio-France, boulevard Bru) en passant par la provocation extravagante de Benhadj (lui aussi enfant du sérail puisque fils de « martyr ») marchant sur le Ministère de la défense en treillis militaire, aux défilés incessants encadrés par des « Afghans » martiaux et néanmoins hirsutes, le Fis a fourni au pouvoir tous les arguments pour que ce dernier se présente en position d’agressé, donc de légitime défense. Les masses populaires, séduites par la radicalité et la virilité (« Rjel ! = Ils en ont ! ») du Fis savaient-elles que ses dirigeants invitaient le sous-chef de la SM, Smaïn Lamari, aux réunions de leur conseil consultatif, preuve, s’il en était besoin, que ces dirigeants croyaient benoîtement que leur marché passé avec l’armée tenait toujours ? Les milliers de gens qui s’encartaient au FIS à tour de bras percevaient, par contre, très bien que leur parti avait reçu des assurances venues de très haut afin de supplanter et de remplacer le Fln ; ce serait, alors, à leur tour de bénéficier des prébendes et des privilèges que leur assurerait le nouveau parti unique. Car le Fis ne pouvait être que le nouveau parti unique pour des générations qui ont été gavées à l’unicité (de Dieu, de la religion, du peuple, de la langue, du parti…) et qui ne pouvaient -ne peuvent ?- se représenter le pluralisme démocratique. (Qui donc, en ces jours de préparatifs au grand malheur, pouvait se représenter des islamistes, les Oulamas de Benbadis, alliés aux communistes contre l’ennemi commun? Inconcevable, allons.) Lancé comme un train fou, aveugle aux évidences les plus criantes, le FIS servit également de bélier à tous ceux qui avaient des comptes à régler avec le pouvoir mais n’osaient l’affronter à visage découvert. Guerre des lâches, on vous dit. Ainsi M. Hamrouche fit-il gagner, par la fraude organisée (le maître d’oeuvre en fut M. Mohammedi, son ministre de l’Intérieur), le Fis aux élections communales pour le conforter et le lancer ensuite contre le Fln, espérant par là les fracasser tous les deux conformément au principe en vogue à la SM « Odhrob qoulla b’qoulla » (faire s’entrechoquer deux cruches). Ainsi A. Mehri, secrétaire général du Fln, ruminant sa vengeance recuite contre l’armée qui avait empêché le Gpra d’exercer le pouvoir à l’indépendance, croyait-il contre toute évidence que le Fis débarrasserait le pays du système miltaro-policier. Même l’inénarrable Benbella s’y était mis, se découvrant une âme d’islamiste alors que le désir de vengeance et de pouvoir -fût-ce dans les fourgons du Fis- lui sourdait des yeux. Et que dire de Aït Ahmed qui proclamait fièrement « Ni État policier ni République intégriste » -traduisons : Ni Fln ni Fis- et qui, une semaine après passe alliance avec ces deux partis ! Toutes les conditions subjectives étaient bien réunies pour que la grande boucherie ait lieu. Elle aura lieu. Mais il fallait auparavant régler un dernier problème : se débarrasser du PAGS. LE COMPLOT CONTRE LE PAGS En décembre 1990, après plus de vingt ans de clandestinité, le Parti de l’Avant-Garde Socialiste (Pags) tenait à Alger son premier congrès légal. L’acte de naissance du Pags fut la déclaration du 26 janvier 1966, adoptée par une conférence de l’Organisation de la Résistance Populaire (Orp). L’Orp était un front du refus du coup d’état du 19 juin 1965. Elle comprenait des militants issus de la gauche du Front de Libération Nationale -Fln- (dont les plus en vue furent Mohamed Harbi et Hocine Zahouane), des communistes (dont, entre autres, Sadeq Hadjeres et Bachir Hadj-Ali, tous deux anciens secrétaires du Parti Communiste Algérien -Pca- qui s’était dissous dans le Fln après l’adoption de la Charte dite d’Alger par le congrès de ce parti en 1964), des syndicalistes de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (Ugta), des étudiants membres de l’Union Nationale des Étudiants Algériens (Unea), des officiers de l’Armée de Libération Nationale (Aln). Dans les mois qui précédèrent le congrès, la base du Pags eut à discuter d’un texte intitulé «Projet de plate-forme politique et idéologique». Ce document définissait la contradiction principale qui structurait le champ politique algérien comme étant celle qui opposait « l’Algérie moderne » à « l’Algérie archaïque ». Il appelait à la constitution d’un front de l’Algérie moderne (FAM) qui transcenderait les partis et se constituerait en machine de guerre contre les archaïques, c’est-à-dire les islamistes. Sur le plan économique le projet de plate-forme appelait au développement d’un capitalisme moderne sous la houlette d’un État uploads/Politique/ chronique-algerienne.pdf

  • 51
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager