Clio. Femmes, Genre, Histoire 32 | 2010 Relectures Entretien avec Luisa Accati
Clio. Femmes, Genre, Histoire 32 | 2010 Relectures Entretien avec Luisa Accati L’historienne et la psychanalyse Michelle Zancarini-Fournel Traducteur : Christiane Klapisch-Zuber Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/clio/9907 DOI : 10.4000/clio.9907 ISSN : 1777-5299 Éditeur Belin Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 Pagination : 189-203 ISBN : 978-2-8107-0098-1 ISSN : 1252-7017 Référence électronique Michelle Zancarini-Fournel, « Entretien avec Luisa Accati », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 32 | 2010, mis en ligne le 31 décembre 2012, consulté le 03 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/clio/9907 ; DOI : 10.4000/clio.9907 Tous droits réservés Entretien avec Luisa Accati. L’historienne et la psychanalyse Cet entretien a été réalisé à l’occasion d’une conférence prononcée en mai 2010 à la bibliothèque universitaire de formation des maîtres dans le cadre d’un « Parcours de sorcières en bibliothèques », expositions et présentation de fonds consacrés aux sorcières dans les bibliothèques de l’ENS de Lyon et de l’Université Lyon 1. Luisa Accati décrit ici son itinéraire de recherche sur les sorcières et montre comment, à l’aide de la psychanalyse en passant par l’histoire de l’art, elle a rapproché la figure de la sorcière de celle de la mère. Dans le texte écrit remis par l’auteure à la suite de cet entretien les références en italien ont été conservées. Michelle Zancarini-Fournel : Quelle est l’origine de tes recherches, des sorcières à la figure maternelle ? Luisa Accati : Mes recherches sur l’Église et la figure maternelle sont parties d’un travail sur les sorcières du Frioul1. Le choix de ce sujet m’avait été inspiré par le caractère politique et transgressif que, par une heureuse intuition, des groupes féministes leur avaient attribué. J’ai donc commencé à examiner les procès qui se trouvent dans l’Archivio arcivescovile de la ville d’Udine. Il s’agissait de procès relativement tardifs (1645-1740), quand le climat n’était plus celui de la chasse aux sorcières du Cinquecento, avec son terrible cortège de condamnations et de bûchers. Les autorités conduisant la répression étaient moins effrayées et fanatiques qu’antan, ayant identifié les paramètres permettant de contenir le phénomène et n’ayant plus besoin d’exécutions publiques car la peur désormais régnait. Aucune des nombreuses femmes qui apparaissent dans les documents examinés ne fut finalement condamnée au bûcher, mais toutes redoutaient d’être brûlées et le dirent. L’inquisiteur qui s’attachait minutieusement à dresser le tableau de la sorcellerie nous permet ainsi 1 Accati 1979, 1987. 206 Témoignages de comprendre les pouvoirs qu’on prêtait aux sorcières, tout comme les forces que ces dernières pensaient détenir. MZF : Quels comportements suscitaient l’accusation de sorcellerie au milieu du XVIIe siècle dans l’Italie du nord-est ? Quel est le lien avec la maternité ? LA : Lorsque la femme accusée était perçue comme une force, autonome par rapport aux lois ecclésiastiques, la maternité faisait le lit de cette accusation. De quels actes de sorcellerie les femmes d’âge fécond se rendaient-elles donc coupables ? Si, par exemple, des nuages sombres annonçaient une tempête menaçant les récoltes, les femmes enceintes relevaient leurs jupes, montraient leur derrière au ciel et cherchaient à le décourager en disant : « Tu ne peux rien faire de plus que ce que mon cul peut faire ». Tandis que les jeunes filles pas encore réglées, toutes pleines d’une fécondité à venir, levaient leurs jupons afin de purifier les champs attaqués par la vermine et les parcouraient en disant : « Allez-vous en, allez-vous en, les vers, mon vagin va vous manger ». Le pouvoir de soigner les enfants avec de la camomille ou les malades fiévreux et endoloris avec des compresses, pouvait valoir une accusation de sorcellerie s’il s’accompagnait de prières ou de signes de croix, laissant penser que les femmes prétendaient s’arroger une part de sacralité. Ajoutez la sorcière des contes, telle cette Bartolomea Golizza qui, la nuit, sans se faire remarquer, venait « sucer le sang » des enfants endormis, ce qui les épuisait et les faisait bientôt mourir. Venait ensuite la femme qui mêlait du sang menstruel à ce qu’elle donnait à manger à son mari afin qu’ainsi envoûté il ne la quittât point ; celle-là sera accusée de l’avoir en réalité empoisonné. Enfin, certaines des accusées répétaient l’histoire, si typique, d’avoir assisté au sabbat, trompées par un beau jeune homme riche qui leur avait offert de l’argent, et dans lequel elles n’avaient pas reconnu le Diable. Dans ces sept types de cas, le corps compte de façon décisive. Ce corps tourne lui-même autour de la sexualité génitale et, en fin de compte, c’est bien le maternel, à savoir la fécondité des femmes, assimilée à la fertilité de la terre, qui est au centre des intérêts. Depuis le concile de Trente, l’Église était devenue la référence exclusive en Entretien avec Luisa Accati 207 matière matrimoniale. Si depuis le IVe siècle elle exerçait son hégémonie sur le symbole de la mère par excellence, la Vierge Marie, le contrôle exclusif qu’elle détenait sur le mariage lui-même, depuis 15632, la poussait à mieux définir la maternité légitime. Elle devait donc exercer son hégémonie sur la réalité du maternel dans tous ses détails. Dans les Benandanti, Carlo Ginzburg montre comment, dans les premiers procès, les accusés décrivaient des rituels agraires destinés à protéger les récoltes et ne parlaient pas de démon ; et comment, peu à peu, par des questions qui suggéraient la réponse, l’inquisiteur conduisait les gens qu’il interrogeait à raconter les faits en calquant le scénario ecclésiastique, c’est-à-dire en introduisant le Diable comme protagoniste3. MZF : Quels sont les rapports entre les inquisiteurs et les femmes tels qu’ils sont présentés dans les archives ecclésiastiques ? LA : Les sorcières du XVIIe siècle que j’ai étudiées étaient désormais tout à fait averties de ce cadrage démonologique, et elles étaient prêtes à le suivre si leur récit pouvait leur assurer la vie sauve. Même un acte magique aussi anodin que lâcher des pets devait se couler dans le scénario ecclésiastique pour que l’inquisiteur puisse montrer aux fidèles qu’il avait seul le contrôle de toute forme de pouvoir lié au surnaturel. Le pouvoir que le corps des femmes détient de par sa fonction médiatrice entre la vie et le néant devait ainsi se transférer d’elles à lui. Par l’exorcisme ou par une absolution et une bénédiction, l’homme d’Église montrait aux fidèles qu’il était en mesure de contrôler le mal, tandis que les fidèles devaient apprendre que, pour conjurer la tempête ou écarter les parasites ruinant les récoltes, il leur fallait uniquement recourir à la procession ou à la bénédiction officielle du clergé. C’est ainsi que les femmes se libéraient d’une accusation dangereuse tout en renforçant l’autorité des ecclésiastiques. On les voit, par la suite, se confesser et se dénoncer les unes les autres. Le message est le suivant : tout ce qui échappe à la 2 Concilium Tridentinum, Tomus nonus. Concilii Tridentini Actorum pars sexta, sessio octava (XXIV), 11 novembris 1563, Friburg-Brisgoviae 1923, p. 966-971. 3 Ginzburg 1980. 208 Témoignages compréhension et relève du surnaturel dans le corps féminin est du ressort de l’Église ; s’il reste hors de ce cadre, il s’agira d’un pouvoir négatif de nature diabolique dont les femmes sont ou complices ou victimes. Et diabolique signifiait un risque de mort ou d’exclusion de la communauté chrétienne. Confesser d’être sorcière ou du moins de connaître des conjurations de sorcellerie permettait de sauver sa peau et sa réputation. Une fois admise la présence du démon, le prêtre pouvait exorciser la femme avec succès, tandis que si elle résistait à la torture ou niait les faits, c’était le Diable qui lui en donnait la force et en faisait sa complice : l’unique moyen de la libérer était alors de la brûler. Les procès en sorcellerie naissaient fréquemment des accusations que se portaient réciproquement les femmes4. En Frioul aussi, elles se dénonçaient mutuellement de crainte d’être considérées par l’autorité ecclésiastique comme réticentes et donc complices. Les confessions forcées acquises par la torture ou la crainte n’empêchent cependant pas d’entrevoir ce que les femmes pensaient de leur corps et de ses pouvoirs. La femme qui pète contre le ciel, celle qui utilise le sang menstruel comme un filtre d’amour et la fille qui écarte les insectes avec son vagin pensent faire partie de ces forces naturelles qui rendent compte directement à Dieu avant d’en référer aux lois humaines. Elles le pensaient aussi parce que la dévotion catholique où elles avaient grandi situait la Mère comme intermédiaire entre Dieu et les êtres humains : c’est elle qui a donné au Fils la chair dans laquelle il s’est fait homme. C’est le contraste très net entre ces femmes sûres du caractère positif de leur force et, face à elles, l’inquisiteur apeuré, quoique tout aussi sûr de la valeur négative et mortifère du corps et du sang féminins, qui m’a conduite à enquêter plus avant sur le culte de Marie. Le désir d’exproprier les femmes en faisant passer les pouvoirs de leur corps aux prêtres m’est apparu un témoignage décisif du lien entre contrôle sur les femmes et hégémonie de l’Église sur le modèle symbolique de la mère. Puisque uploads/Politique/ entrevista-a-luisa-accati.pdf
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- Publié le Aoû 09, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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