Cahiers d’études africaines 228 | 2017 Terrains et fugues de Georges Balandier

Cahiers d’études africaines 228 | 2017 Terrains et fugues de Georges Balandier Un pont sur la Manche Vers une anthropologie situationnelle A Bridge over the Channel. Towards a Situational Anthropology Michel Agier Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/21581 DOI : 10.4000/etudesafricaines.21581 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2017 Pagination : 921-923 ISBN : 978-2-7132-2687-8 ISSN : 0008-0055 Référence électronique Michel Agier, « Un pont sur la Manche », Cahiers d’études africaines [En ligne], 228 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/ etudesafricaines/21581 ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.21581 © Cahiers d’Études africaines Cahiers d’Études africaines, LVII (4), 228, pp. 921-932. Michel Agier Un pont sur la Manche Vers une anthropologie situationnelle When lecturing at the Sorbonne I was introduced as leader of l’École de Manchester by Professor Georges Balandier, who also wrote in an article on « Structures sociales traditionnelles et changements économiques » in Cahiers d’Études Africaines (1960 : 2), when discussing the importance of a dynamic approach to the problems of changing Africa : « C’est un point de vue qu’ont également choisi les anthropologues anglais de l’École de Manchester » (Gluckman 2006 : 181). Dans cet article1, je vais m’intéresser à la place de Georges Balandier dans la formation de l’approche situationnelle en anthropologie. Question à deux faces, qui doit nous conduire aussi bien à prendre en compte la reprise récente, en France, de la problématique politique introduite par Balandier (1951) avec le concept de « situation coloniale »2 dans les années 1950, qu’à nous interroger sur l’épistémologie de l’enquête situationnelle en anthropologie, en particulier dans les contextes de « contacts culturels » urbains et politiques où elle a d’abord été pratiquée. Ces deux questions ont rapproché les études africaines françaises et britanniques dans les années 1950 et 1960, sans aller jusqu’à des collaborations et coopérations qu’auraient permis des séminaires, colloques, publications voire terrains transnationaux dont nous sommes plus coutumiers aujourd’hui3. Restent des convergences et un goût commun pour la complexité des terrains eux-mêmes. Les rapprocher peut nous aider à concevoir l’évolution 1. Ce texte est la version révisée d’une communication présentée aux Journées d’études « Georges Balandier et la reconfiguration des sciences sociales », organisées par le Centre d’études africaines, les Presses universitaires de France et le Musée du Quai Branly, les 2-3 février 2012 au Musée du Quai Branly, Paris. 2. Voir également M.-C. Smouts (2007). 3. Cette discussion sur les liens entre l’anthropologie française et britannique à l’époque colo- niale n’est pas nouvelle en France, elle a été notamment abordée par B. de L’Estoile (1997) et J. Copans (2001). MICHEL AGIER 922 du métier d’anthropologue et de son engagement, aussi bien théorique que politique, dans les mondes dont il est contemporain. Convergences Les liens de Balandier avec ce courant particulier de l’anthropologie ­ britan­ nique qu’on a appelé « l’École de Manchester », peu explicités à ce jour, doivent être précisés. Pour commencer, il me semble important de partir des terrains et de leur grande proximité, tant du point de vue des contextes que des objets de recherche. D’un côté, ceux de Georges Balandier puis ceux d’autres chercheurs des établissements scientifiques ou académiques français, qu’il a largement contribué à former et à inclure dans le tissu de la recherche africaniste au long des années 1950 et 1960. D’un autre côté, autour de l’anthropologue sud-africain Max Gluckman, ceux des chercheurs du Rhodes Livingstone Institute (rli)4 de Lusaka en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie) à la même période (1940-1960 dans leur cas)5. Mines et industries, villes avec leurs quartiers blancs et noirs, mises en scène du pouvoir colonial, résistances et collaborations politiques, nouveaux rituels et mouvements religieux : c’est à partir de la convergence des terrains que l’on peut s’interroger sur les conver- gences des positionnements autant politiques que théoriques. La première de ces convergences, en amont de la question de méthode, concerne l’engagement des anthropologues dans le monde social et le contexte politique où se situent les relations et les pratiques (politiques, sociales, culturelles) qu’ils étudient. Je parle ici d’engagement non au sens étroit du militantisme politique6, mais plus globalement au sens de l’engagement dans la cité, au sens du « concernement », du fait d’être concerned7, inquiet, et de vouloir faire une science sociale qui réponde à cette inquiétude, éventuellement en débouchant sur des effets pratiques ou politiques. C’est ce qui explique l’intérêt de Balandier, dans la période qui précède et suit les Indépendances africaines, pour les questions de « développement », « sous-développement », 4. Historiquement et intellectuellement considéré comme étant à l’origine de « l’École de Manchester ». 5. Période plus large encore si l’on considère comme marqueurs temporels les enquêtes de Max Gluckman à la fin des années 1930 comme début, et comme fin la publication en 1972 des enquêtes de terrain sur les relations de travail dans les mines et l’industrie de B. Kapferer et M. Burawoy, qui furent les deux derniers acteurs de la recherche de terrain de l’École de Manchester en Zambie au RLI. 6. Même si celui-ci a été présent, avec en particulier l’engagement communiste et anti-­ Apartheid de Max Gluckman. 7. To be concerned, dit-on en langue anglaise, au sens de s’inquiéter, se préoccuper. VERS UNE ANTHROPOLOGIE SITUATIONNELLE 923 pour « les problèmes de l’exode rural », « du travail », ou « de l’organisation sociale », ou encore sa défense d’une « anthropologie appliquée aux problèmes des pays sous-développés ». De même, la « situation sociale » étudiée par Max Gluckman (1940)8 en décrivant l’inauguration d’un pont sur une route du Zoulouland en Afrique du Sud en 1938 par l’administrateur en charge des populations indigènes avec la participation active des autorités et populations locales, est une scène politique et une cérémonie produites par une commu- nauté formée dans et par le contexte colonial. « L’existence d’une communauté unique du Zoulouland constituée de Noirs et de Blancs » (ibid. : 137) est le point de départ de son analyse. Non seulement les personnes européennes et zoulous interagissent, mais les rituels empruntent en même temps et en un même lieu à leurs différents registres cérémoniels qu’elles agencent d’une manière particulière dans cette situation. L’inauguration du pont est une « situation de coopération » commente encore Gluckman (ibid. : 154). Plus généralement, c’est parce que les rapports sociaux et politiques dans le contexte colonial forment « un seul système social » qu’il faut les étudier comme participant d’une totalité et non de totalités culturellement ou ethnique- ment différentes. C’est un système de collaboration autant que d’opposition, d’interdépendance autant que de conflit. C’est ce qui a amené M. Gluckman (autant que J. Clyde Mitchell [1956] une quinzaine d’années plus tard dans l’étude de la situation rituelle de la danse de Kalela) à prendre en compte la dimension raciale fortement présente dans les relations au sein de ces configu- rations coloniales politiques et urbaines où les dominants étaient blancs et les dominés noirs, plutôt que d’alimenter la vision coloniale de mondes ethniques séparés, absolument autres, qui allait quelques années plus tard justifier les lois de l’Apartheid (de L’Estoile 2008). On retrouve cette démarche dans l’impératif posé par Balandier en 1951 d’étudier la « situation coloniale » dans sa « totalité » et sa « complexité », au lieu de faire une ethnologie séparée des cultures ethniques comme si elles étaient en dehors du contexte commun. La situation coloniale agit « en tant que totalité » sur l’ensemble des productions sociales et notamment sur les dynamiques culturelles. Le « contact culturel » se fait à l’intérieur d’une situation particulière, la situation coloniale, et il « se fait par le moyen de groupements sociaux — et non entre cultures existant sous la forme de réalités indépendantes » (Balandier 1951 : 71). En outre, comme les auteurs du Rhodes Livingstone Institute, Balandier souligne l’importance de la base raciale des groupements dans la situation coloniale, les relations antagonistes qu'ils entretiennent et l'obligation où ils se trouvent de coexister 8. Voir l’article qui, par son objet, est souvent référé comme « The Bridge » : « Analysis of a Social Situation in Modern Zululand », de M. Gluckman (1940), et la traduction et présentation de la première partie par Y. Tholoniat & B. de L’Estoile (2008). MICHEL AGIER 924 dans ce cadre. Il se réfère à « l'importance des relations raciales, au fondement racial des groupements, à la coloration raciale prise par les faits économiques et politiques […] dans le cadre de la situation coloniale » (ibid. : 73). Cette mise en évidence de l’émergence d’une forte dimension raciale dans le contexte des relations sociales et interpersonnelles de la colonie en Afrique est importante dans cette période de contestation intellectuelle et politique des pouvoirs coloniaux (Fanon 1952, 2011 : 45-257). Elle s’est prolongée dans la reprise du thème de la « situation (post-) coloniale ». Les auteurs qui s’en réclament font une place importante à la construction et perpétuation de la race comme forme majeure voire principielle de domination, uploads/Politique/ etudesafricaines-21581.pdf

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