De la politique littéraire à la littérature sans politique ? Des relations entr
De la politique littéraire à la littérature sans politique ? Des relations entre champs littéraire et politique en France1 Vincent Dubois Université de Strasbourg (Institut d’études politiques) et Institut universitaire de France, GSPE-PRISME (UMR 7012) MISHA, 5, Allée du Général Rouvillois CS 50008 F-67083 Strasbourg cedex France vincent.dubois@misha.fr L’ancienneté et l’intensité du rôle politique de la littérature et, plus généralement, des liens entre littérature et politique marquent l’histoire politique et culturelle française. Ce rôle a nourri et nourrit encore, d’importants débats : agiter une telle question fournit aux écrivains l’occasion non seulement de prendre position sur les conditions et les modalités légitimes de l’engagement littéraire en politique, mais aussi de dire ce que doit être la politique, ce qu’est ou ce que doit être un écrivain, et partant de se situer par rapport aux pairs et concurrents dans les jeux et enjeux internes au champ littéraire. Quel est le rôle politique de l’écrivain ? Cette question renvoie en effet immanquablement à dérouler le fil des interrogations sur la définition de la littérature, sa fonction ou encore sur les (bonnes) raisons d’écrire. Sans doute faut-il prendre en compte ces débats littéraires mais aussi s’en déprendre, en tout cas si l’on veut comme c’est le cas ici aborder le problème des rapports entre littérature et politique sous un angle historique et sociologique, c’est-à-dire à partir des relations et pratiques réelles pour mieux saisir les conceptions auxquelles elles peuvent être associées. Partons pour ce faire partir d’une idée simple. Les liens entre littérature et politique en France apparaissent effectivement forts et anciens : pensons à la « politique littéraire » de la période révolutionnaire dont parle Tocqueville, puis aux abondants exemples du rôle politique des écrivains, au moment de l’Affaire Dreyfus ou encore après la seconde guerre mondiale puis dans le sillage des contestations de Mai-68. L’opposition politique entre la droite et la gauche constitue ainsi un principe de division du champ littéraire, de l’entre-deux-guerres à la fin des années 19702. Rapportée à cette tradition, la période contemporaine semble plutôt marquée par le retrait des écrivains de la sphère politique. Quelles sont les conditions conduisant à lier politique et littérature ? Sous quelles formes ces liens se manifestent-ils ? Comment à 1 Ce texte reprend les éléments de la conférence présentée au Frankreich Zentrum le 8 septembre 2009. 2 Gisèle Sapiro, « De l’usage des catégories de droite et de gauche dans le champ littéraire », Sociétés & représentations, 11, 2001, p. 19-53. 1 l’inverse prendre la mesure exacte d’un possible retrait hors politique de la littérature ? Quelles en sont les raisons et les manifestations ? N’y a-t-il pas une dimension politique des productions littéraires au-delà de leur contenu manifeste ? Partant une littérature apolitique est-elle possible ? Telles sont les questions qui guideront notre réflexion. Politique et littérature, une tradition française Littérature nationale et genèse de l’Etat Comprendre les modes d’expression politique implique de saisir les cadres dans lesquels ils se déploient et donc de les rapporter à leur construction historique, c’est-à-dire à la genèse de l’Etat. Dans le cas français, l’ancienneté et la forte unification de l’Etat-nation doivent beaucoup à l’association d’un processus de concentration étatique et d’un processus d’unification et de centralisation culturelles. « La » langue française ne préexiste pas à l’Etat français dont elle est en quelque sorte le produit, résultant de siècles de codification, d’imposition légale et d’inculcation. Elle contribue en retour à la légitimation de l’Etat comme cadre politique : la correspondance entre la communauté des locuteurs et la communauté politique fait apparaître comme « naturelle » la structuration institutionnelle unifiée et centralisée du pouvoir étatique. On peut en un sens faire une remarque analogue à propos de la littérature « nationale » qui, sans même présenter un contenu propice à l’édification du sentiment national ou de la grandeur de l’Etat, contribue par son existence même à accréditer l’évidence du cadre stato-national. Sans doute la création de l’Académie française en 1635 constitue-t-elle l’une des manifestations les plus nettes de l’association de ces processus historiques. Institution créée sous l’égide de l’Etat, elle marque en même temps une étape importante du processus d’autonomisation du champ littéraire3. Institution littéraire, elle se caractérise en même temps par la présence d’hommes d’Eglise et d’hommes d’Etat. On y discute littérature, mais c’est également le lieu légitime de définition des bons usages linguistiques. C’est au final la matérialisation et la structure d’encadrement des relations entre politique et littérature, 3 Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985 ; Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 2 favorisant la double centralisation dans la capitale du pouvoir politique et du pouvoir littéraire. Le politique, le littéraire et la représentation de l’universel L’établissement précoce de liens de ce type n’est sans doute pas étranger à une caractéristique constituée historiquement de l’intellectuel « à la française », dont les écrivains constituent une figure centrale : l’intervention dans le débat public et la prétention à y incarner des valeurs universelles4. La « politique littéraire » : cette expression utilisée dans le titre de cette contribution est empruntée à Alexis de Tocqueville qui, dans L’Ancien régime et la révolution, entendait désigner par là le rôle politique propre aux littérateurs français. En substance, il s’agit moins, selon Tocqueville, d’une présence dans les pratiques de gouvernement, à la manière des conseillers du prince, que d’une intervention dans un débat volontiers abstrait sur les principes devant y présider. C’était là, selon Tocqueville, une des origines de la « dérive » utopique d’une politique révolutionnaire en quête de pureté conceptuelle, au risque de l’extrémisme ; c’est en tout cas une manifestation fondatrice dans la manière d’articuler littérature et politique. On la retrouve de différentes manières dans les principales figures de l’histoire littéraire de la période contemporaine. On se contentera d’en rappeler quelques exemples célèbres. Victor Hugo s’est illustré dans l’opposition au second Empire au nom d’une définition haute de la politique ; il est devenu pour cette raison un emblème de la IIIe République qui en a pris la suite. C’est au nom de la défense de valeurs universelles contre les pouvoirs institués, ceux de l’argent, de l’Eglise et de l’Etat, que les grands représentants de l’art « libre », Baudelaire ou Flaubert, ont imposé la spécificité de la littérature comme discours, et partant la liberté de l’écrivain à s’affranchir du commun. La conquête de cette autonomie ne conduit pas au retrait hors du monde (politique) ; elle définit en revanche une manière spécifique d’y intervenir. Non seulement comme auxiliaire des partis et des pouvoirs, mais aussi et surtout au nom de cette autonomie et des valeurs universelles qu’elle permet de prétendre représenter. L’invention de l’ « intellectuel », dont l’affaire Dreyfus constitue une étape décisive, prend sens dans cette histoire. Et si les écrivains partagent avec d’autres artistes ou des savants cette qualification, ils constituent une part numériquement et symboliquement (que l’on pense à 4 Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », Paris, Minuit, 1990 ; Louis Pinto, « La vocation de l'universel. La formation de la représentation de l'intellectuel vers 1900 », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, 55, p. 23-32 3 Emile Zola) dominante de ce qui est depuis lors constitué en groupe social. Cette double prétention autonomiste et universaliste et la tension qu’elle génère dans les relations des écrivains à des organisations politiques marquent l’histoire ultérieure des rapports entre littérature et politique, d’André Malraux à Jean-Paul Sartre et au-delà. La politisation de la littérature Mais comment au juste se définit le caractère « politique » de la littérature ? Il faut pour le comprendre considérer la littérature et la politique non pas comme des concepts, mais comme des espaces de positions, de relations et de pratiques, structurés par les rapports de forces internes entre des agents qui luttent, entre autres, pour imposer la définition de ce que doivent être la littérature ou la politique. Il faut autrement dit analyser les champs littéraire et politique et les rapports entre ces deux champs. Revenons un instant sur la question de l’autonomie du champ littéraire, question complexe qu’on ne peut traiter ici que dans des termes (très) simplifiés5. Cette autonomie, toujours partielle, procède de ce que les écrivains et autres agents du champ littéraire comme les critiques et les éditeurs aient peu à peu constitué la littérature comme domaine d’activité spécifique, différencié des autres en le dotant entre autres de règles, d’enjeux et de modes de consécration spécifiques (comme les prix littéraires). Cette autonomisation atténue les contraintes externes sur l’activité littéraire ou les rend au moins plus indirectes : la censure se fait plus discrète, et on juge une œuvre davantage pour ses qualités proprement littéraires que pour sa conformité à un dogme religieux ou à des intérêts politiques. L’autonomisation place ainsi les déterminations de l’activité littéraire à l’intérieur même du champ littéraire : quand bien même ils se pensent comme « libres », les écrivains demeurent contraints, mais cette fois par les logiques uploads/Politique/ freiburg-08-09-09.pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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