Myriam Revault d'Allonnes l’homme compassionnel Seuil Introduction Notre sociét

Myriam Revault d'Allonnes l’homme compassionnel Seuil Introduction Notre société est saisie par la compassion. Un « zèle compatissant » à l’égard des démunis, des déshérités, des exclus ne cesse de se manifester dans les adresses au peuple souffrant. Au point qu’aucun responsable politique, quel que soit son bord, ne semble en faire l’économie, au moins dans sa rhétorique. Mais le souci compassionnel intervient aussi sous la forme d’actions spectaculaires (les Enfants de don Quichotte, par exemple) dont l’objectif avoué est d’arracher les misérables à la misère et d’infléchir en ce sens les politiques publiques. S’interroger sur le rôle de la compassion dans le champ politique ne tient pas seulement à l’air du temps. La question en entraîne une autre, plus fondamentale : quelle est la place des sentiments en politique ? Ne font-ils qu’accompagner — favoriser ou contrarier — l’exercice du pouvoir ? Dans ce cas, il revient à ce dernier de gérer, voire d’instrumentaliser les passions collectives. Mais on peut infléchir la perspective et soutenir qu’un socle existentiel, où l’affectivité joue un rôle majeur, nourrit les formes et les pratiques politiques. Quel cas fera-t-on alors de cet affect qui nous porte à partager les maux et les souffrances d’autrui ? Tocqueville parlait de passions « débilitantes » à propos de la montée du calcul égoïste, du souci du bien-être, du désir de sécurité individuelle qui caractérisaient l’atmosphère du nouvel âge démocratique. Il n’était pas le premier à s’interroger sur le rapport des sentiments collectifs et des structures politiques. Saint Augustin avait écrit La Cité de Dieu pour répondre aux accusations portées contre la doctrine chrétienne : les vertus chrétiennes — le pardon, l’oubli des offenses, l’humilité, l’obéissance — fondamentalement étrangères au mode d’existence politique, auraient affaibli le sens civique et contribué à l’effondrement de l’Empire romain. Machiavel, reprenant ce débat au seuil de la modernité, soulignait que la religion chrétienne demande que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à de « fortes actions1 ». Aujourd’hui, le souci compassionnel n’a plus grand-chose à voir avec ces controverses : loin d’être extérieur ou étranger au champ de la politique, il l’a entièrement investi. La souffrance est une notion massivement installée au cœur de la perception du social et du politique. Le vocabulaire de la « lutte des classes » (et même des « classes sociales ») a laissé place à celui de l’insécurité et de la « protection », et l’on préfère parler de « fractures » que de « conflits ». Il y a plusieurs manières d’appréhender cette mutation, et elles sont tout à fait pertinentes. Le tournant compassionnel succède au reflux de la théorisation marxiste qui mettait l’accent sur la lutte des travailleurs face aux maux de l’exploitation, aux inégalités sociales et aux injustices. Et si l’on considère les transformations de la réalité sociale, il accompagne la fin des Trente Glorieuses, la montée du chômage, les difficultés de l’emploi, les précarisations croissantes qui créent de nouvelles vulnérabilités et font apparaître des profils inédits de populations démunies. Ces lectures sont incontestables mais il faut aussi, pour comprendre l’omniprésence du phénomène, remonter jusqu’aux assises mentales et affectives qui, avec l’avènement de la modernité, ont profondément modifié le rapport que nous entretenons avec nos semblables. Tocqueville a analysé avec acuité l’émergence de la sensibilité démocratique liée au processus d’égalisation des conditions. Il a montré comment la compassion est au cœur de ce nouvel espace social universellement partagé où triomphe la ressemblance. Mais lui-même a puisé son inspiration dans la pensée rousseauiste qui, considérant l’être humain comme un être sensible, fait de la pitié le sentiment primitif, la matrice à partir de laquelle s’élabore le lien social. Rousseau voit dans la pitié une donnée originaire, constitutive du sens de l’humain : elle est un affect structurant qui nous dispose à rentrer en communauté. La lente élaboration du « principe de pitié » permet de construire la notion générale d’humanité et donne accès à certains concepts moraux, telle la justice. Mais la capacité à partager les souffrances d’autrui n’est pas pour autant un principe politique qui détermine, sans médiation, les normes de l’action. Rousseau n’élabore pas une « politique de la pitié », même si un certain nombre de penseurs de la modernité politique — et notamment Hannah Arendt — lui en imputent la responsabilité. L ’homme compatissant n’est pas l’homme compassionnel. Il faut alors, avant de poursuivre l’analyse, clarifier l’emploi du vocabulaire. Doit-on utiliser indifféremment les termes de pitié ou de compassion, ou bien les distinguer ? On parle aujourd’hui de démocratie et de politique compassionnelles, de posture ou de registre compassionnels, etc. Pour désigner la sensibilité à la souffrance dans son usage « démocratique », le terme de « pitié » paraît sans doute empreint de trop de condescendance et d’un sentiment de supériorité mal venu. Rousseau parle quant à lui de « commisération » et surtout de « pitié ». Tocqueville, qui s’intéresse avant tout aux mécanismes de la socialité démocratique, utilise les termes de « sympathie » ou de « compassion ». Et il est vrai que le mot « sympathie » provient du grec (sun-patheia: co-souffrance, participation aux souffrances), et qu’il a ensuite pris un sens plus large, comme l’indique Adam Smith dans son introduction à la Théorie des sentiments moraux (1759) : « Pitié et compassion sont des mots appropriés pour désigner notre affinité avec le chagrin d’autrui. Le terme de sympathie qui, à l’origine pouvait peut- être signifier la même chose, peut maintenant et sans aucune impropriété de langage être employé pour indiquer notre affinité avec toute passion quelle qu’elle soit. » Quant à Hannah Arendt, elle prend soin de distinguer, dans une acception qui lui est propre, la « compassion » — sentiment privé — et la « pitié », qui généralise et investit de manière ruineuse le champ du politique jusqu’à se constituer en « politique de la pitié ». Ces distinctions sémantiques seront certes évoquées dans la mesure où elles permettent de clarifier les diverses perspectives, mais je me réglerai essentiellement sur l’usage contemporain, qui met en avant la compassion comme capacité de « souffrir avec » plutôt que la « pitié », dérivée du latin pietas et donc trop connotée par sa proximité avec la piété. Si nous parlons aujourd’hui de « compassion » plutôt que de « pitié », c’est précisément parce que l’emploi du terme ne fait plus référence au sentiment religieux ni à l’idée d’une obligation envers Dieu d’où découle l’obligation envers les « pauvres ». Autre problème et non des moindres : celui de la représentation. La compassion a, on ne le sait que trop, partie liée avec le spectacle et le spectaculaire. « On risque moins de mourir sous l’œil des caméras », disait Bernard Kouchner. Mais la critique de cet usage spectaculaire n’a de sens que si elle prend en compte la source théâtrale. Car la pitié a d’abord été pensée comme une émotion tragique : elle est issue de l’univers du théâtre, de l’antique tragédie grecque. Cette parenté ouvre bien des perspectives sur la crise de la représentation, la question de la « participation » et son rapport à la visibilité. Comme on l’a fort justement remarqué, les Enfants de don Quichotte ont réussi, précisément par leur action spectaculaire, à mobiliser une émotion que les associations qui travaillaient depuis longtemps sur le terrain n’avaient pas réussi à susciter. Faut-il les condamner au seul motif qu’ils ont tiré parti des conditions médiatiques propices aujourd’hui à éveiller l’intérêt ? Nous sommes trop souvent confrontés dans l’actualité immédiate à une alternative ruineuse : d’un côté, on nous dit que la politique compassionnelle déresponsabilise encore plus les démunis, qu’elle renforce l’assistanat impliqué par la multiplication des « droits à » au détriment de l’action libre et responsable, que favorise l’exercice des « droits de ». On méconnaît ainsi, au nom d’un supposé réalisme, la dimension anthropologique de la compassion qui fonde la réciprocité. On feint surtout d’ignorer l’irruption des nouvelles précarités, le surgissement de nouvelles fragilités qui requièrent qu’on ne pense pas seulement la question sociale en termes de redistribution, mais aussi en termes de reconnaissance. Mais précisément, la compassion n’est pas la reconnaissance. Quel rapport entretient-elle avec les exigences que doit s’assigner une « société décente », à savoir une société qui n’humilie pas ses membres en portant atteinte à leur dignité et à leur estime de soi2 ? D’un autre côté, si on s’installe dans une posture de dénonciation de la misère du monde, on proteste de l’incapacité effective de l’action politique et on hypertrophie la dimension compassionnelle. Or il apparaît que cette logique peut être réinvestie, de façon tout à fait paradoxale si ce n’est perverse, dans les discours et les conduites politiques. Les adresses du candidat Sarkozy à la « France qui souffre », les gestes compassionnels — la candidate Ségolène Royal posant sa main sur l’épaule du handicapé dans sa chaise roulante devant plusieurs millions de téléspectateurs — touchent de nouvelles formes de fragilité affective. Ils se situent sur le terrain d’une proximité et uploads/Politique/ l-homme-compassionnel.pdf

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