Josep Lluís Mateo Dieste & José Luis Villanova Les interventores du protectorat
Josep Lluís Mateo Dieste & José Luis Villanova Les interventores du protectorat espagnol au Maroc Contextes de production d’une connaissance politique des cabilas Contexte de la production cognitive coloniale La présence coloniale au nord du Maroc reste encore soupçonneusement très oubliée dans la mémoire collective espagnole malgré les effets post- coloniaux que cette période provoqua des deux côtés de la Méditerranée, et malgré l’intérêt académique que cette question a suscité en Espagne dans les dernières vingt-cinq années. La connaissance sur cette période en langue non espagnole est également mince et avec cette étude nous voulons contri- buer à montrer les particularités de ce cas qui peuvent permettre des compa- raisons avec d’autres situations coloniales1. Comme l’ont montré des auteurs dans d’autres contextes, la mise en place du colonialisme ne fut pas un procès parfaitement planifié et cohérent et très souvent elle présenta d’énormes difficultés d’implantation (Comaroff & Comaroff 1992 ; Thomas 1994). Le cas espagnol nous permettra de mon- trer cette dynamique tant au niveau de l’idéologie coloniale que sa précise mise en œuvre au niveau micro-politique dans les zones rurales. Pour ce faire nous analysons les mécanismes de production de la connaissance admi- nistrative sur le Maroc rural et comment elle fut élaborée sur le terrain par les acteurs centraux du contrôle colonial, les interventores2. On ne va donc pas approfondir les contenus des images et des stéréotypes sur les Marocains (Mateo Dieste 1997a ; Cohen 1999), mais surtout leur processus d’élabora- tion. En fait, ce cas nous permet d’observer comment cette production de 1. Dans ce sens, les deux volumes édités par VILLASANTE DE BEAUVAIS (2007) offrent une méthodologie et une perspective comparative très riche. La notion de situa- tion coloniale est inspirée par le volume fondateur de ASAD (1973) et de STOCKING (1991). 2. Le terme interventor désignait les agents de l’administration du protectorat espa- gnol du Maroc responsables de l’intervención (contrôle) de l’action des autorités marocaines, de manière équivalente aux contrôleurs du protectorat français. D’autre part, le terme cabila, de l’arabe qabîla, était utilisé pour désigner chacune des tribus du protectorat. Cahiers d’Études africaines, LIII (3), 211, 2013, pp. 595-624. 596 JOSEP LLUÍS MATEO DIESTE & JOSÉ LUIS VILLANOVA connaissance, notamment sur la « tribu », était marquée par les préjugés de leurs producteurs, par les exigences bureaucratiques, le manque de res- sources, les résistances et les stratégies de la population locale, comme dans le cas paradigmatique des informateurs fournissant n’importe quel rensei- gnement afin d’obtenir des gratifications. Malgré ces limitations et les erreurs d’analyse autour des structures politiques des qabâ’il (tribus), la domination coloniale fixa formellement aussi bien les frontières tribales que les figures de l’autorité pour des objectifs de contrôle politique3. Mais ceci se fit dans un contexte changeant et plein de contradictions. Le traité franco-marocain du 30 mars 1912 et le traité franco-espagnol du 27 novembre 1912 représentèrent l’aboutissement d’une politique de harcèlement pratiquée par l’impérialisme européen à l’encontre de l’empire chérifien avec l’instauration de deux zones de protectorat au Maroc, la fran- çaise et l’espagnole. Le traité franco-espagnol — que le sultan accepta moyennant le Dahir du 13 mai 1913 — donnait à l’Espagne le droit d’exer- cer son action protectrice sur un territoire de 20 000 km2 au nord du Maroc, duquel était exclue la zone internationale de Tanger4. Il s’agissait d’un terri- toire en grande partie inculte, montagneux et plutôt pauvre en ressources naturelles — un journaliste de l’époque signalait que l’Espagne avait reçu « l’os de Djebala et l’épine du Rif » dans la répartition de l’Empire (Azpeitua 1921 : 27) —, avec une population estimée entre 500 000 et 750 000 habi- tants (dont plus de 90 % vivaient dans des zones rurales) répartie dans 70 cabilas (Noin 1970). Au début du XXe siècle, le protectorat était l’une des formules juridiques du droit international reconnues par les puissances pour administrer des régions occupées, directement associée à la notion d’indirect rule. Ce gouvernement colonial indirect se caractérisait par l’existence/désignation d’autorités autochtones qui agissaient en tant qu’intermédiaires entre le gou- vernement colonial et la population. Le traité franco-espagnol établit donc qu’il incombait à l’Espagne de « veiller à la tranquillité de la zone et prêter main forte au Gouvernement marocain pour introduire toutes les réformes administratives, économiques, financières, judi- ciaires et militaires dont il a besoin [...]. Les régions comprises dans la Zone [...] seront administrées, avec l’intervention d’un Haut-Commissaire espagnol, par un Califat [...]. Les actions de l’Autorité marocaine seront contrôlées par le Haut- Commissaire et ses Agents [les interventores] » (art. 1er). 3. Le cas est très similaire à d’autres contextes de l’époque, où l’on fixait des struc- tures politiques et des appartenances collectives autour de la « race », l’« ethnie » ou la « nation » (BOËTSCH & FERRIÉ 1993 ; AMSELLE & M’BOKOLO 1999 ; SILVERSTEIN 2002). 4. Le traité a aussi établi une autre zone de protectorat espagnol au sud du Maroc, la région de Cap Juby/Tarfaya, d’une étendue de 25 000 km2 et avec une population inférieure à 10 000 habitants. L’action coloniale espagnole a été minimale sur ce territoire, plus relié à la colonie du Sahara espagnol (Saguia el-Hamra et Río de Oro) qui lui était contiguë, qu’à la zone Nord du protectorat. LES INTERVENTORES DU PROTECTORAT ESPAGNOL AU MAROC 597 On peut en déduire que l’intervention consistait principalement à sur- veiller les autorités marocaines, faculté qui convertissait les interventores en pièce-maîtresse de la politique coloniale espagnole. López Ferrer (1923 : 33), qui fut Haut-commissaire, les qualifia d’« élément essentiel » de l’action espagnole au Maroc, et le juriste Cordero Torres (1942-1943, vol. 2 : 6) estima qu’ils représentaient « la moelle de la gestion du protectorat ». Le traité franco-espagnol ne spécifiant pas la forme selon laquelle devait être exercée l’action de protection, les autorités espagnoles eurent à affronter de grandes difficultés pour la préciser. D’une part, au moment où fut établi le protectorat, la plus grande partie de la zone espagnole échappait au contrôle direct des autorités dépendant du sultan et bon nombre de ses habi- tants ne reconnaissaient pas la validité du traité et n’acceptaient pas non plus la formule instaurée. Cette circonstance provoqua une résistance armée acharnée qui se consolida à partir de 1921 autour de la figure de Mohamed ben Abdelkrim et prit fin avec le triomphe des forces espagnoles et de leurs alliés marocains en 1927. D’autre part, contrairement à la France, l’Espagne manquait d’expérience dans l’administration de territoires coloniaux, et il n’existait donc pas en métropole une idée claire sur la façon d’orienter la politique coloniale si peu d’années après que celle-ci eût perdu ses colonies des Caraïbes et du Pacifique (Cuba, Porto-Rico et les Philippines) en 1898. Et, pour finir, les changements de gouvernements et de régimes qui se succé- dèrent en Espagne — monarchie d’Alphonse XIII (1902-1923), dictature du général Primo de Rivera (1923-1931), IIe République (1931-1936), Guerre civile (1936-1939), dictature du général Franco (1939-1975) — provo- quèrent de nombreux va-et-vient dans la politique coloniale espagnole en général et dans le développement de l’Intervención en particulier. Pour développer la structure politico-administrative du protectorat, le gouvernement espagnol prit comme modèle les institutions créées par les Français dans leur zone, bien qu’il exista des différences (Villanova 2004). Par exemple, dans la zone espagnole et en ce qui concerne l’intervention, la plupart des interventores étaient des militaires ou provenaient de l’armée et, jusqu’en 1934, il existait une double structure administrative de l’inter- vention, civile et militaire, alors que dans la zone française, l’intervention demeura sous la responsabilité de contrôleurs civils — selon le modèle orga- nisé en Tunisie en 1884 (Ben Mlih 1990) — et d’officiers des Affaires indigènes, sans que la direction de la politique indigène se soit divisée au niveau de son commandement. Par ailleurs, dans la zone espagnole, les interventores civils n’exercèrent qu’une action limitée dans les villes jusqu’en 1931, date où leur intervention s’élargit jusqu’à représenter un tiers des cabilas, tandis que, dans la zone française, l’Arrêté du Résident du 22 mars 1913 créa la première région civile dans la Chaouïa, et les régions placées sous autorité des contrôleurs civils s’étendirent beaucoup plus rapi- dement (Gruner 1984). Ces dernières années, des spécialistes de différentes disciplines ont publié de nombreux ouvrages concernant le protectorat espagnol au Maroc, 598 JOSEP LLUÍS MATEO DIESTE & JOSÉ LUIS VILLANOVA en particulier à propos des conflits armés et de l’histoire politique. La plu- part d’entre eux se sont intéressés aux interventores mais, presque toujours, en les considérant comme un complément ou comme un élément secondaire de leurs recherches. Une circonstance particulièrement étonnante puisque les interventores constituaient la « pierre angulaire » de l’action coloniale espagnole au Maroc, ce qui prouve qu’il y a encore fort à faire dans la recherche sur le protectorat. Cela dit, un petit nombre d’auteurs ont réalisé différents travaux sur l’organisation de la structure politico-administrative des Intervenciones, le processus de leur formation, les tensions entre mili- taires et civils pour leur contrôle, l’action géopolitique menée à bien par les interventores, la figure et uploads/Politique/ les-interventores-du-protectorat-espagno.pdf
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- Publié le Jul 18, 2021
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