L’Humanisme libertaire 2 Introduction à « L’Humanisme libertaire » de Gaston Le
L’Humanisme libertaire 2 Introduction à « L’Humanisme libertaire » de Gaston Leval René Berthier L’humanisme libertaire de Gaston Leval fut publié en 1967 et pourrait aujourd’hui, à certains égards, paraître avoir vieilli. Pourtant, les idées libertaires que l’auteur développe restent parfaitement d’actualité. Le lecteur doit cependant garder à l’esprit qu’en 1967 nous étions en plein dans les Trente glorieuses : certains passages du texte s’en ressentent et devraient sans doute aujourd’hui être réécrits. Mais on ne peut guère reprocher à l’auteur, qui avait alors 72 ans, de ne pas avoir anticipé sur les évolutions que subira le système capitaliste après la contre-offensive néo-libérale engagée à l’époque de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, d’autant que les effets de cette contre- offensive mirent quelque temps à se faire sentir. Thatcher arriva au pouvoir un an après la mort de Gaston et Reagan trois ans plus tard. ♦ La pensée de Gaston Leval exposée dans le texte est, d’un point de vue libertaire, parfaitement « orthodoxe », si on me permet ce mot : on y retrouve constamment, au détour des paragraphes, les trois grands auteurs du socialisme libertaire que furent Proudhon, Bakounine et Kropotkine, bien que leurs noms soient peu cités 1. Leval ne cherchait pas à s’abriter derrière les auteurs du mouvement pour appuyer ses idées. On notera que Stirner n’y est jamais mentionné : Gaston ne portait pas les individualistes dans son cœur 2. Ce qui ne l’empêche pas d’aborder d’emblée dans son texte la question de l’individu. Se référant au précédent historique du libéralisme politique, il rappelle que ce courant d’idée avait proclamé « les droits de l’homme et du citoyen, c’est-à-dire de l’individu ». Le libéralisme auquel Leval fait ici référence n’est évidemment pas le libéralisme économique 1 Proudhon 8 fois ; Bakounine 3 fois ; Kropotkine 1 fois. 2 Cf. Gaston Leval, L’individualiste et l’anarchie, éd. Le Chat noir, Bègles, 1987. L’Humanisme libertaire 3 d’aujourd’hui, mais ce courant politique qui, au XVIIIe siècle, avait combattu le despotisme. Mais suivant Proudhon et Bakounine, Leval rappelle que l’individu est aussi un être social, que sans la société il n’est rien : son individualité et sa liberté sont le produit du milieu dans lequel il naît et se développe. La partie la plus contestable de l’argumentaire de Leval est sans doute celle qui traite des Etats-Unis, dont il dit que la société est « le moins étatique possible » – constat qu’il fait également pour « l’Allemagne fédérale de nos jours », qu’il oppose en quelque sorte à la France de son époque, « pays centraliste par excellence ». Gaston Leval se trompait lourdement sur les Etats-Unis en les désignant comme le pays « le moins étatique possible ». L’anti-étatisme dont se réclament les partisans du libéralisme économique aux Etats-Unis est une déclaration de principe qui n’a aucune réalité : peu de pays sont autant interventionnistes, peu de pays subventionnent autant leur économie. ♦ Leval croit percevoir dans l’évolution politique de la France une tendance à l’étatisation croissante qui la rapprocherait de l’URSS. La France de De Gaulle, avec son interventionnisme étatique, l’inquiète : il évoque plus loin dans le texte les « plans quinquennaux », dont « l’initiative est marxiste ». C’est que l’Etat, selon Leval, est animé d’une tendance inhérente à la centralisation, à l’accaparement des pouvoirs qui le pousse à « diriger les différentes activités économiques et culturelles ». Il ne perçoit pas que l’Etat gaullien s’est donné pour mission de réorganiser la production, de mettre en place les infrastructures indispensables à la relance de l’économie après les destructions de la guerre, dans l’intérêt du système capitaliste lui- même. Cette tendance à la concentration des pouvoirs – l’« étatisme » qu’il dénonce – régressa dès lors que le capitalisme français a été en mesure de se débrouiller tout seul, mais Gaston Leval ne put avoir l’occasion d’observer cette évolution. Jamais comme aujourd’hui l’Etat n’a autant été le serviteur fidèle et obéissant des entreprises capitalistes. Cette crainte de l’« étatisme » comme tendance inhérente à l’appareil d’Etat, Leval la tient d’évidence de Kropotkine. Dans un article publié dans les Cahiers de l’humanisme libertaire (dont je n’ai malheureusement pas conservé les références), Leval disait : « Il y a aussi, quoi que vous disiez, avance de l’Etat contre le L’Humanisme libertaire 4 capital privé. Aujourd’hui, la France est un pays d’économie mixte, – Etat et capitalisme privé se concurrencent, et au pas où nous allons, toute l’économie sera aux mains de l’Etat – socialiste, communiste ? – avant un siècle. » Une telle thèse était courante à l’époque, et Leval n’était pas, de loin, le seul à l’avancer. Il faut là encore se remettre dans le contexte. Personne ne pensait alors que l’Union soviétique allait d’effondrer. Le capitalisme d’Etat dominait sur une bonne partie de la planète et le phénomène conjoint de concentration du capital et d’accroissement de l’intervention de l’Etat, même dans les pays capitalistes, pouvait faire croire que la perspective que Leval dressait était réaliste. A la même époque, on pouvait d’ailleurs lire dans Solidarité ouvrière, un journal anarcho-syndicaliste : « Dans le cas du capitalisme d’Etat, la totalité du pouvoir politique et économique est concentrée entre les mains de l’Etat. C’est la phase ultime de concentration du capital, c’est l’Etat parfait, dont l’appareil, détenant tous les pouvoirs, est en même temps la classe dominante 1. » ♦ Le chapitre de L’Humanisme libertaire sur la liberté est aussi manifestement inspiré de Bakounine. Pour le révolutionnaire russe, en effet, la liberté est une acquisition progressive de l’homme qui conquiert sa liberté et sa dignité sur le monde extérieur, sur la nature : « Il les conquiert par la science et par le travail », dit Bakounine dans L’Empire knouto-germanique 2. Si l'homme arrive à la conscience de sa liberté par la pensée, « c'est par le travail seulement qu'il la réalise », c'est-à-dire en définitive par un rapport social. Gaston avait la manie de faire des fiches de lecture – il en avait une quantité invraisemblable – et il avait abondamment annoté les « Considérations philosophiques sur le monde divin, sur le monde réel et sur l’homme » – un chapitre de L’Empire knouto-germanique de Bakounine. Ses développements sur l’homme comme animal social sont de toute évidence inspirés des réflexions que livre Bakounine dans cette ouvrage, mais aussi de nombreuses autres lectures qu’il avait faites. On retrouve aussi des échos de L’Entraide de Kropotkine lorsque Leval nous dit que la liberté « n’apparaît que quand les hommes ont appris à s’entraider ». Contestant les thèses de ceux des partisans de 1 Solidarité ouvrière, mars 1974. 2 Bakounine, Œuvres, Champ livre, VIII, p. 223. L’Humanisme libertaire 5 Darwin qui avaient déformé sa pensée en insistant – pour des raisons politiques – exclusivement sur la compétition comme facteur d’évolution, Kropotkine avait démontré que l’entraide au sein d’une même espèce est un facteur déterminant de son développement. Les trois grands penseurs de l’anarchisme insistent tous sur le fait que la liberté est un phénomène social, qu’elle est le résultat de la coopération qui permet de libérer l’homme de la dépendance oppressante envers la nature. ♦ Aux yeux de Leval, l’Etat est une instance ayant son autonomie propre, il est en quelque sorte un « interlocuteur » à part entière. Il n’est pas une production des contradictions internes de la société comme pour le marxisme. C’est dire que Leval récuse la thèse d’Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. L’Etat est le produit exclusif de la violence, en particulier de la violence consécutive à une invasion suivie d’une occupation. On est donc confronté à une thèse « économique » de la naissance de l’Etat et à une thèse « politique » : la première voit dans l’Etat le résultat inévitable de l’accroissement des contradictions de classes tandis que la seconde y voit la conséquence d’un acte politique : la violence. C’est là aussi la thèse de Bakounine, pour qui l'Etat est le résultat de l'appropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. C'est que le pouvoir est la condition de l'existence d'une société d'exploitation. L'acte originel de la formation de l'Etat est la violence. Les premiers Etats historiques ont été constitués par la conquête de populations agricoles par des populations nomades : « Les conquérants ont été de tout temps les fondateurs des Etats, et aussi les fondateurs des Eglises » 1. L'Etat est « l'organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes » qui ont toujours « pour but principal l'exploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes » 2. La violence est donc l'acte constitutif de la domination de classe, l'exploitation son mobile. 1 Œuvres, Article « contre Mazzini », Champ libre, tome II, p. 83. 2 Ibid., p. 84. L’Humanisme libertaire 6 En considérant les deux points de vue avec quelque recul on constate : – Que Marx affirme uploads/Politique/ leval-l-humanisme-libertaire.pdf
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- Publié le Mar 15, 2021
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