Ricœur et Derrida : L'hospitalité comme réponse au problème de l'exclusion abso

Ricœur et Derrida : L'hospitalité comme réponse au problème de l'exclusion absolue Tu es le sans-patrie furtif qui n'a pas retrouvé sa place dans le monde, trop grand, trop lourd, rebelle à tout usage. Tu hurles en la tempête. Tu es comme une harpe sur laquelle se brise quiconque en veut jouer. Rainer Maria Rilke1 Depuis la perspective de la philosophe sociale contemporaine, nous pouvons délimiter un problème irrésolu : celui de l'exclusion absolue. En effet, si nous comprenons l'espace social du point de vue structural comme une répartition du sensible, l'identification de l'exclu est elle-même soumise aux rapports de pouvoir ; là est le paradoxe de toute théorie critique de l'exclusion. Toute théorie sur l'exclusion est déjà médiatisée par le pouvoir au moment de définir ou de caractériser la catégorie d’exclu. De fait, il y a des exclus qu'on ne peut pas identifier par principe. Nous appelons ce phénomène « l’exclusion absolue ». Dans les termes de Rilke, « l'exclu absolu » serait comme « une harpe sur laquelle se brise » toute théorie qui essaie d'expliquer le problème de l'exclusion, étant l'exclu absolu celui sans place dans le monde, « le sans-patrie furtif » qui hurle en la tempête : l'opacité de toute théorie de l'exclusion. La notion de l’exclu absolu est alors à la fois une fiction théorique (que nous construisons à partir d’une critique immanente à la théorie sociale) et un outil qui nous permet d'identifier les limites de toute théorie de l'exclusion. Face à ce paradoxe, nous nous interrogerons sur les conditions de possibilité d'une phénoménologie de l'exclusion absolue qui resterait un phénomène indéterminé. Notre hypothèse est la suivante. L'exclusion absolue est indéterminée du point de vue linguistique, mais elle peut être traitée dans une théorie sociale fondée sur le point de vue pré- prédicatif, d'où l'importance de la méthode phénoménologique. Les fondements de cette théorie sociale sont à chercher, à notre avis, dans deux formulations phénoménologiques, lesquelles prennent comme point de départ le concept d'hospitalité. De cette manière, à partir d’un dialogue entre l’idée de l'hospitalité déterminée de Ricœur et l’idée de l'hospitalité inconditionnelle de Derrida, nous proposerons une nouvelle définition phénoménologique de l'hospitalité, qui serait alors comprise comme surabondance de l'accueil d'un point de vue universel. Dans ce point-ci, il sera nécessaire de faire une distinction entre l'exclu absolu et l'étranger, car ces deux approches phénoménologiques sur l'hospitalité ont été formulées à l'égard du thème de l'étranger et de l'exclu absolu. L'exclu absolu est une fiction théorique ou une catégorie eidétique qui nous permet d'utiliser les outils de la phénoménologie de l'hospitalité pour réviser les fondements théoriques de la théorie sociale et politique. « L'étranger » est une catégorie factuelle avec laquelle nous réfléchissons aux personnes vivantes, en chair et en os. Également, il s'agit d'une notion définie par un cadre théorique déterminé, de manière que, si nous disons que l'étranger est un « exclu », il ne s'agirait pas d'un exclu « absolu », mais d'un exclu « relatif » aux théories sur l'étranger. Par principe, nous 1 Rainer Maria Rilke, Le livre de la Pauvreté et de la Mort, traduit de l'allemand par Jacques Legrand, Paris, Arfuyen, 2016. 1 ne pouvons pas déterminer les exclus absolus, car ils échappent à tout cadre théorique, raison pour laquelle nous ne pouvons pas dire qu'ils sont les étrangers. Cependant, le traitement phénoménologique de Ricoeur et Derrida de la notion d'étranger nous permettra de nous situer dans un cadre plus abstrait et plus universel, celui qu'on met en question avec la fiction théorique de l'exclusion absolue. Nous sommes convaincue que la surabondance de l’accueil, fondé sur un champ pré-linguistique, répond aux exigences de ce problème irrésolu par la théorie sociale et politique. I. L'exclu absolu Dans Doctrine de la science, Fichte donne une définition métaphysique de l'exclusion absolue : « Du déterminé, ou du déterminable, l'un est la totalité absolue et l'autre n'est donc pas : il y a donc un exclu absolu, celui qui est exclu par la totalité. Si, par exemple, le déterminé est la totalité absolue, celui qui est exclu par là est l'exclu absolu »2. Si l'on applique cette définition à l'espace social, nous définissons l'exclu absolu comme celui qui n'est pas déterminable dans la totalité de la structure sociale. Ce qui est « déterminable » dans la structure sociale peut se comprendre à partir de la théorie de systèmes de Luhmann. Ainsi, d'une manière structurale, la notion d'exclusion a été définie comme corrélative à celle de l'inclusion, dans la formation d'une société. Pour Luhmann3, un système est toujours défini à partir d'un observateur comme une forme qui exclut, pour sa détermination, l'environnement. L'inclusion peut être délimitée à partir de la forme même du système comme la face interne d'une forme, dont la face externe est l'exclusion. Par conséquent, il n'y a d'inclusion que s'il y a exclusion. En d'autres termes, l'exclusion serait ce qui reste non spécifié, non dit, comme effet d'une opération d'autodéclaration, contre laquelle l'inclusion, en tant qu'autodéclaration elle-même, aurait une place préférentielle. Nous définissons l'exclu absolu comme celui qui reste en dehors de cette opération de différenciation, c'est-à-dire, en dehors de la formation d'une société : ce qui est indéterminable dans la totalité de la structure sociale, le pôle d'opacité de toute théorie de la société. Ainsi, il s'agit de celui qui, par principe, ne peut pas être déterminé par la théorie politique et sociale. Nous nous situons donc, dans cet article, au coeur d'un paradoxe. Nous essayons de réfléchir sur ce qui échappe aux bornes de la théorie (l'indéterminable, l'irréel, le fictif pour notre pensée), tout en lui donnant le statut d'un fondement phénoménologique. D'une certaine manière, ces bornes de la théorie politique et sociale ont été mises en question par les critiques à la démocratie délibérative. Jürgen Habermas et John Rawls sont les représentants plus importants de cette théorie démocratique de la philosophie politique. Celle- ci fonde le monde politique sur la structure procédurale neutre qui rendrait possible l’assurance de la justice politique4. Cependant, la philosophie politique qui défend des idéaux démocratiques modernes est attaquée notamment par les défenseurs de la démocratie 2 Johann Gottlieb Fichte, Doctrine de la science : Principes fondamentaux de la science de la connaissance, traduit de l'allemand par P. Grimblot, Paris : Librairie philosophique de Ladrange, 1843, p. 131. 3 Niklas Luhmann, «Inklusion und Exklusion», en Soziologische Aufklárung 6, Westdeutscher Verlag, Opladen, 1995, p. 237-264. 4 Cf. Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel (1981). Tome I, Rationalité de l'agir et rationalisation de la société, Jean-Marc Ferry (trad.) ; Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Jean- Louis Schegel (trad.), Paris, Fayard, 1987 ; John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Poins, 2009. 2 agonistique ou radicale. Selon eux, l’expérience silencieuse du conflit, du désaccord et de la différence, demeure inaperçue à cause du rôle excessif, et médiatisé idéologiquement, de la rationalité ainsi que du souci excessif de la justice et du normatif qui reposent sur la confiance occidentale en une structure de justice aveugle ou un langage formel et sa capacité à parvenir à un consensus. Marchart regroupe ces philosophes du politique, comme Lefort, Laclau, Mouffe, Badiou, Rancière et Castoriadis, sous le titre de post-fondationnalisme5. Une politique post-fondationnelle désigne moins l’absence des fondements que l’idée d’un fondement indéterminé, paradoxal, irrésolu ou imaginaire de la politique. C’est sur la base de ce dernier courant que la critique de la démocratie représentative débouche sur l’idée de l’impossibilité d’un fondement universel du politique. L’avantage que présente l'approche des philosophes du politique est qu'elle peut accorder une place privilégiée aux expériences qui sont inaccessibles à la philosophie politique, ce qui nous permettrait envisager une théorie sur l'exclusion absolue. La philosophie du politique se préoccupe des expériences pré-rationnelles et pré-linguistiques de l’imaginaire social. L'inconvénient de ce type d'approche est qu’une critique consistante de la société demeure inachevée : les exigences normatives ou universelles du monde politique sont laissées de côté et elle court le risque de se limiter à une théorie partielle de la société. En ce sens, nous croyons que la phénoménologie, en se situant dans les structures les plus générales de l'expérience de la subjectivité, va plus loin. Mais voyons de plus près un exemple de la manière dont l'un des philosophes du politique peut nous amener à une théorie de l'exclusion absolue dans les termes définis ci-dessus. C'est Rancière qui, à notre avis, a pensé les paradoxes d'une théorie structurale du politique et du social tout en s'approchant à une théorie de l'exclusion absolue dans son livre La Mésentente. À partir de la distinction aristotélicienne entre phoné et logos, il identifie une répartition originelle qui légitime la voix qui exprime parole en la différenciant du simple bruit. Il appelle cette répartition la police. Mais au sein de celle-ci, l'émergence d'une mésentente apparait. Rancière la définit de la manière suivante : « Les cas de mésentente sont ceux où la dispute sur ce que parler veut dire constitue la rationalité même de la situation de parole. Les interlocuteurs y entendent et n’y entendent uploads/Politique/article-hospitalite-luz-ascarate 1 .pdf

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