Michel Foucault « Il faut défendre la société », Gallimard Seuil, pages 213 à 2
Michel Foucault « Il faut défendre la société », Gallimard Seuil, pages 213 à 235 COURS DU 17 MARS 1976 Publié dans l’article ayant comme titre Michel Foucault « Faire vivre et laisser mourir – la naissance du racisme » 1976 Les Temps modernes 1991, vol. 56, no535, pp. 37-61 Du pouvoir de souveraineté au pouvoir sur la vie. - Faire vivre et laisser mourir. - De l'homme-corps à l'homme-espèce : naissance du bio-pouvoir. - Champs d'application du bio-pouvoir. - La population. - De la mort, et de celle de Franco en particulier. -Articulations de la discipline et de la régulation : la cité ouvrière, la sexualité, la norme. -Bio-pouvoir et racisme. Fonctions et domaines d'application du racisme. -Le nazisme. -Le socialisme. Il faut donc essayer de terminer, de boucler un peu ce que j'ai dit cette année. J'avais essayé un petit peu de poser le problème de la guerre, envisagée comme grille d'intelligibilité des processus historiques. Il m'avait semblé que cette guerre avait été conçue, initialement et pratiquement pendant tout le XVIIIe siècle encore, comme guerre des races. C'était un peu cette histoire de la guerre des races que j'avais voulu reconstituer. Et j'ai essayé, la dernière fois, de vous montrer comment la notion même de guerre avait été finalement éliminée de l'analyse historique par le principe de l'universalité nationale.* Je voudrais maintenant vous montrer comment le thème de la race va, non pas disparaître, mais être repris dans tout autre chose qui est le racisme d'État. Et alors, c'est la naissance du racisme d'État que je voudrais un petit peu vous raconter aujourd'hui, vous mettre en situation au moins. Il me semble qu'un des phénomènes fondamentaux du XIXe siècle a été, est ce qu'on pourrait appeler la prise en compte de la vie par le pouvoir : si vous voulez, une prise de pouvoir sur l'homme en tant qu'être vivant, une sorte d'étatisation du biologique, ou du moins une certaine pente qui conduit à ce qu'on pourrait appeler l'étatisation du biologique. Je crois que, pour comprendre ce qui s'est passé, on peut se référer à ce qu’était la théorie classique de la souveraineté, qui finalement * Manuscrit. la phrase se poursuit : après « nationale » : « à l'époque de la Révolution ». nous a servi de fond, de tableau à toutes ces analyses sur la guerre, les races, etc. Dans la théorie classique de la souveraineté, vous savez que le droit de vie et de mort était un de ses attributs fondamentaux. Or, le droit de vie et de mort est un droit qui est étrange, étrange déjà au niveau théorique ; en effet, qu'est-ce que c'est qu'avoir droit de vie et de mort ? En un sens, dire que le souverain a droit de vie et de mort signifie, au fond, qu'il peut faire mourir et laisser vivre; en tout cas, que la vie et la mort ne sont pas de ces phénomènes naturels, immédiats, en quelque sorte originaires ou radicaux, qui tomberaient hors du champ du pouvoir politique. Quand on pousse un peu plus et, si vous voulez, jusqu'au paradoxe, cela veut dire au fond que, vis-à-vis du pouvoir, le sujet n'est, de plein droit, ni vivant ni mort. Il est, du point de vue de la vie et de la mort, neutre, et c'est simplement du fait du souverain que le sujet a droit à être vivant ou a droit, éventuellement, à être mort. En tout cas, la vie et la mort des sujets ne deviennent des droits que par l'effet de la volonté souveraine. Voilà, si vous voulez, le paradoxe théorique. Paradoxe théorique qui doit se compléter évidemment par une sorte de déséquilibre pratique. Que veut dire, de fait, le droit de vie et de mort ? Non pas, bien entendu, que le souverain peut faire vivre comme il peut faire mourir. Le droit de vie et de mort ne s'exerce que d'une façon déséquilibrée, et toujours du côté de la mort. L'effet du pouvoir souverain sur la vie ne s'exerce qu'à partir du moment où le souverain peut tuer. C'est finalement le droit de tuer qui détient effectivement en lui l'essence même de ce droit de vie et de mort : c'est au moment où le souverain peut tuer, qu'il exerce son droit sur la vie. C'est essentiellement un droit de glaive. Il n'y a donc pas de symétrie réelle, dans ce droit de vie et de mort. Ce n'est pas le droit de faire mourir ou de faire vivre. Ce n'est pas non plus le droit de laisser vivre et de laisser mourir. C'est le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Ce qui, bien entendu, introduit une dissymétrie éclatante. Et je crois que, justement, une des plus massives transformations du droit politique au XIXe siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer, mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté - faire mourir ou laisser vivre - par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de « faire » vivre et de « laisser » mourir. Le droit de souveraineté, c'est donc celui de faire mourir ou de laisser vivre. Et puis, c'est ce nouveau droit qui s'installe : le droit de faire vivre et de laisser mourir. Cette transformation, bien sûr, ne s'est pas faite d'un coup. On peut la suivre dans la théorie du droit (mais là je serai extraordinairement rapide). Déjà, vous voyez, chez les juristes du XVIIE et surtout du XVIIIe siècle, posée cette question à propos du droit de vie et de mort. Lorsque les juristes disent : quand on contracte, au niveau du contrat social, c'est-à-dire lorsque les individus se réunissent pour constituer un souverain, pour déléguer à un souverain un pouvoir absolu sur eux, pourquoi le font-ils ? Ils le font parce qu'ils sont pressés par le danger ou par le besoin. Ils le font, par conséquent, pour protéger leur vie. C'est pour pouvoir vivre qu'ils constituent un souverain. Et dans cette mesure-là, la vie peut-elle effectivement entrer dans les droits du souverain ? Est-ce que ce n'est pas la vie qui est fondatrice du droit du souverain, et est-ce que le souverain peut réclamer effectivement à ses sujets le droit d'exercer sur eux le pouvoir de vie et de mort, c'est-à-dire le pouvoir tout simplement de les tuer ? La vie ne doit-elle pas être hors contrat, dans la mesure où c'est elle qui a été le motif premier, initial et fondamental du contrat ? Tout ceci est une discussion de philosophie politique qu'on peut laisser de côté, mais qui montre bien comment le problème de la vie commence à se problématiser dans le champ de la pensée politique, de l'analyse du pouvoir politique. En fait, là où je voudrais suivre la transformation, c'est au niveau non pas de la théorie politique mais, bien plutôt, au niveau des mécanismes, des techniques, des technologies de pouvoir. Alors, là, on retombe sur des choses familières : c'est que, au XVIIE et au XVIIIe siècle, on a vu apparaître des techniques de pouvoir qui étaient essentiellement centrées sur le corps, sur le corps individuel. C'étaient toutes ces procédures par lesquelles on assurait la distribution spatiale des corps individuels (leur séparation, leur alignement, leur mise en série et en surveillance) et l'organisation, autour de ces corps individuels, de tout un champ de visibilité. C'étaient aussi ces techniques par lesquelles on prenait en charge ces corps, on essayait de majorer leur force utile par l'exercice, le dressage, etc. C'étaient également des techniques de rationalisation et d'économie stricte d'un pouvoir qui devait s'exercer, de la manière la moins coûteuse possible, par tout un système de surveillance, de hiérarchies, d'inspections, d'écritures, de rapports : toute cette technologie qu'on peut appeler technologie disciplinaire du travail. Elle se met en place dès la fin du XVIIE et au cours du XVIIIe siècle 1. Or, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, je crois que l'on voit apparaître quelque chose de nouveau, qui est une autre technologie de pouvoir, non disciplinaire cette fois. Une technologie de pouvoir qui n'exclut pas la première, qui n'exclut pas la technique disciplinaire mais qui l'emboîte, qui l'intègre, qui la modifie partiellement et qui, surtout, va l'utiliser en s'implantant en quelque sorte en elle, et s'incrustant effectivement grâce à cette technique disciplinaire préalable. Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire tout simplement parce qu'elle est d'un autre niveau, elle est à une autre échelle, elle a une autre surface portante, et elle s'aide de tout autres instruments. Ce à quoi s'applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, c'est - à la différence de la discipline, qui, elle, s'adresse au corps - la vie des hommes, ou encore, si vous voulez, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à la limite, si vous voulez, à l'homme- uploads/Politique/ michel-foucault-il-faut-defendre-la-societe-gallimard-seuil-pages-213-a-235.pdf
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