1 11) Reddition des comptes Le 19 mai 1981, neuf jours après sa défaite aux éle

1 11) Reddition des comptes Le 19 mai 1981, neuf jours après sa défaite aux élections présidentielles, Valéry Giscard d’Estaing s’adresse au Français pour son ultime message de chef d’Etat. Dans un espace dépouillé de tout decorum, le président visiblement ému dresse un bilan de son mandat : « Vous m’avez donné les biens les plus précieux de la collectivité nationale. J’en ai été le gardien. Aujourd’hui, je m’en vais, ils vous sont restitués intacts ». Il ajoute : « Je souhaite que la Providence veille sur la France » ; puis, après un long silence, il lance son fameux « au revoir ! » ; puis se lève et quitte lentement la pièce en laissant sa chaise vide. En fond sonore, une Marseillaise se joue. https://www.dailymotion.com/video/x52wnuq La mise en scène fut diversement perçue et interprétée. Certains lui reprochait son ton funèbre ; d’autres y ont vu une forme de menace, comme un « après moi le chaos ! » ; d’autres encore une grandiloquence artificielle. Giscard lui-même s’interrogera plus tard : « En ai-je trop fait dans ce mot de la fin ? Sûrement ni le décor ni le texte qui n'avaient rien de mélodramatiques ! Peut-être le court ballet de la fin me sera-t-il reproché ? Peut-être aura-t-il causé de la peine à certains de ceux qui m'ont regardé ? Peut-être n'aurais-je pas dû leur tourner le dos après les avoir regardés dans les yeux en 1974 ? Mais c’était l’unique chose que je tenais vraiment à dire, une chose que j’avais le droit de dire : Au revoir ! »1 Pour ma part, je vois dans cette scène la quintessence de l’expérience démocratique du pouvoir : rien ne la révèle davantage que le moment où il s’agit de le quitter ! Il est un « lieu vide », comme dit Claude Lefort, parce que, dans le régime du peuple souverain, étant toujours à tout le monde, il n’est jamais à personne2. Par où se révèle le quatrième trait essentiel du Peuple-méthode de la démocratie : après les élections régulières, les délibérations publiques et les décisions solitaires, mais non isolées, nous arrivons au terme du processus. Il s’agit pour le prince temporaire de remettre sa fonction en jeu à échéance prévue et, à plus ou moins long terme, la quitter. Ce sont alors des gestes simples et difficiles qui doivent être accomplis : faire la passation, ses cartons et le deuil, renoncer à son secrétariat, à son agenda, à ses laissez-passer, à son importance, … et redevenir inter pares en cessant d’être primus. Mais pourquoi donc ? Après tout, si le prince est bon, si son gouvernement est réussi : pourquoi devrait-il partir ? Pour lui, la tentation est forte de confondre l’exploit de la conquête, la réussite de l’exercice, avec le droit de la conservation du pouvoir … qu’il se formule souvent à lui-même comme un devoir, et même un « sacrifice » : il se dévoue pour rester encore dans l’intérêt de la collectivité. Vladimir Vladimirovitch Poutine y est parvenu grâce à une astuce institutionnelle qui lui a permis de durer en étant Président puis Premier Ministre puis à nouveau Président. Xi Jinping a éliminé au Congrès de 2018 la règle tacite posée en Chine depuis Deng Xiaoping d’une présidence limitée à dix ans. C’est aussi devenu la regrettable habitude de la plupart des dirigeants africains. Mais dans les démocraties libérales, c’est interdit ! 1 Le pouvoir et la vie, tome III, Choisir, Compagnie 12, 2006, p. 495-496. http://www.ina.fr/video/I08358793 2 L’Invention démocratique, Fayard, 1981, p. 92. 2 Cela ressemble parfois à de l’ingratitude. Churchill en fait les frais dès juillet 1945, juste un mois après une victoire dont il avait été l’artisan ; de même pour De Gaulle, à deux reprises, en 1946, puis, à nouveau, en 1969. Une fois que les sauveurs ont sauvé, à quoi peuvent-ils encore servir ? C’est cela la démocratie : ni le salut public ni le service public ne confèrent aucun droit de propriété. Le prince démocratique est un petit locataire d’une majesté inlocalisable. On ne doit pourtant pas confondre cette expérience fondamentale avec le dégagisme, qui consiste à vouloir sortir les sortants … simplement pour prendre leur place *. La première est un principe démocratique ; le second est une tactique démagogique, au demeurant peu judicieuse, puisque le « dégagiste » finira toujours par être lui-même dégagé. Entre les deux, la différence tient au respect d’une procédure : la reddition des comptes. Il ne s’agit pas simplement de la vérification d’un budget, mais d’une évaluation des motifs et/ou intentions d’une décision et des résultats d’une politique. La reddition des comptes, c’est le retour sur les promesses des élections (ce pourquoi elles ne doivent pas être outrancières) ; c’est la levée du secret des négociations et des actions (ce pourquoi elles ne doivent pas être inavouables) ; c’est l’évaluation de la valeur des décisions (ce pourquoi elles doivent toujours être en rapport avec « l’utilité publique ») : c’est donc un moment de vérité que l’on devrait vénérer, alors qu’on a tendance à le négliger ! Car dans le flux de l’actualité, on préfère le contrôle continu au contrôle terminal ; on favorise la facile indignation en temps réel au difficile jugement avec recul ; on goûte les protestations locales plutôt que les évaluations générales. C’est la raison pour laquelle, la reddition des comptes est aujourd’hui le point faible de la démocratie, sur lequel elle est encore immature et, sans aucun doute, « peut mieux faire ». Nous n’avons pas encore inventé les modalités judicieuses d’une reddition de compte efficace. Comment la concevoir ? 1) DANS LE GRAND LIVRE DES ACTIONS HUMAINES … Rendre des comptes ! Quand on y songe, l’expression est étrange. Elle implique que la totalité des actions humaines, y compris politiques, puisse être présentée sous la forme d’un « grand livre » comptable. Certes, on sait que la comptabilité est une technique très ancienne, puisqu’on en trouve les premières traces en Mésopotamie et en Egypte dès le IVe millénaire avant J.C. Mais comment se fait-il que cette technique de gestion des biens et des échanges soit sortie du strict domaine « économique » pour accéder au rang de quasi vision du monde ? La métaphysique comptable Cela suppose que l’on puisse mettre l’univers entier en nombre et en équivalence pour le considérer, ainsi que le dira bien plus tard Galilée, comme « un vaste livre écrit en langue mathématique ». Cette idée est un trait caractéristique de toutes les grandes ** C’est Poujade en janvier 1956 : « Sortez les sortants ! Pas un ministre, pas un président du Conseil, de la droite, de la gauche, les rouges, les blancs, les verts : on a tout foutu dans le même sac et on a dit au pays : ce sont des salauds ! Le meilleur ne vaut rien ! N’allez pas discuter, s’il est à droite ou s’il est à gauche, foutez-moi tout ça … et on triera après ». Voir aussi, Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous ! Flammarion, 2012. 3 civilisations, qu’elles soient chinoise, indienne, persane ou arabe. Les nombres servent à décrire, à comprendre, à juger, à prévoir, et leur efficacité est telle que, bien au-delà du rôle de simples outils, ils en viennent à désigner la réalité elle-même. En Grèce antique cette idée a été portée à son paroxysme. C’est là qu’on note l’apparition simultanée d’innovations décisives : l’alphabet, la monnaie, la philosophie, la démocratie3. Tout cela est en rapport avec une vision numérique de l’univers qui concurrence les conceptions mythologiques traditionnelles. L’univers cesse d’être conçu comme une grande famille, emplie de liens, de querelles et de fureurs, pour s’agencer en opérations logiques. « Tout est arrangé d’après le nombre », dit Pythagore (580/500 av. JC). Ce qui permet d’établir des systèmes d’équivalence et de convertibilité, d’envisager la traduction, d’inventer l’égalité, de penser la justice comme une balance, la santé comme un équilibre, la morale comme une réciprocité, la beauté comme une harmonie (grâce d’ailleurs à une règle et un nombre qui seront du même métal que la monnaie : l’or !). C’est donc parce que le cosmos est fait de nombres que l’on peut rendre des comptes. Et cela vaut bien sûr aussi pour chaque vie humaine puisque chacune est un microcosme, un cosmos en petit, qui doit, s’il veut accéder au bonheur, parvenir, au terme de l’exercice, à l’équilibre général des résultats. C’est le sens de la fameuse réponse du sage Solon au richissime Crésus, réputé d’ailleurs être l’un des tout premiers créateurs de monnaie, grâce aux ressources de sa rivière aurifère nommée « le Pactole ». Crésus, après avoir montré au philosophe, qui lui rendait visite, toute sa prospérité et sa puissance, lui demanda quel était, selon lui, l’homme le plus heureux du monde. La réponse déçut beaucoup le puissant roi. Après avoir cité plusieurs anonymes aux morts glorieuses ou paisibles, le sage athénien conclut : « Nul ne peut être dit heureux avant d’avoir fini sa vie ». uploads/Politique/ reddition-des-comptes.pdf

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