CORPS, SANTÉ, VIE ET MORT DANS LA DÉCISION MÉDICALE : UN « CHANTIER » POUR LA D

CORPS, SANTÉ, VIE ET MORT DANS LA DÉCISION MÉDICALE : UN « CHANTIER » POUR LA DÉMOCRATIE Marie Gaille Presses universitaires de Rennes | « Raison publique » 2014/2 N° 19 | pages 53 à 67 ISSN 1767-0543 ISBN 9782753534483 DOI 10.3917/rpub.019.0053 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2014-2-page-53.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Rennes. © Presses universitaires de Rennes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) 53 Corps, santé, vie et mort dans la décision médicale : un « chantier » pour la démocratie Marie GAILLE 1 « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge 2. » L’idée que la démocratie a une histoire est un lieu commun, même si la théorie de la démocratie ne se déploie pas toujours en tenant compte des dynamiques positives et négatives de cette dernière, de sa dimension processuelle et non linéaire. Que cette histoire soit consubstantielle au concept même que l’on peut en proposer est une idée déjà moins évidente. Dans la pensée politique française, Cl. Lefort et, plus récemment, P . Rosanvallon, contribuent de façon essentielle à cette perspective. Elle constitue aussi l’un des aspects majeurs du travail phi- losophique d’Étienne Balibar, et le point de départ de la présente contribution consacrée au « chantier » démocratique qu’est la décision médicale concernant le corps et la santé, la vie et la mort d’un patient. Cette contribution constitue une nouvelle étape dans une analyse amor- cée il y a quelques années sur la dimension politique propre à la relation médecin/malade 3. La théorie de la reconnaissance permet de traiter des « insultes » relatives à l’identité de tel ou tel groupe, du mépris dont tel ou tel, individu ou 1.  Marie Gaille est philosophe, directrice de recherches au CNRS à SPHERE (UMR 7219, CNRS-université Paris Diderot). 2.  F. Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), dans Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 186. 3.  M. Gaille, « Du déni de reconnaissance dans la relation médecin/patient : la signification politique et morale de la relation de soin au prisme de la théorie de la reconnaissance selon A. Honneth », La reconnaissance : perspectives critiques, dossier coordonné par M. Garrau et A. Le Goff, Le Temps philosophique, 13, 2009, p. 89-112. © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) Marie GAILLE 54 collectif, fait l’objet. En m’inspirant de façon critique de la théorie de la recon- naissance, j’avais proposé de décrire un vécu dont témoignent certains patients en termes de non reconnaissance, et leur revendication corrélative d’être perçus comme des êtres humains semblables aux autres 4. Tout en évitant ce que N. Fraser appelle « le piège de la psychologisation », je souhaitais alors montrer qu’il fallait entendre dans cette revendication d’être reconnu, même malade, souffrant, vul- nérable, voire proche de la mort, même amoindri dans ses capacités, et peut-être surtout dans ces circonstances-là, comme un être humain à part entière et entendre, dans cette revendication, l’affirmation d’un sujet capable de faire des choix pour sa vie. Il me semble essentiel de poursuivre la réflexion au sujet de la dimension politique de la relation médecin/malade en étudiant cette revendication de déci- der pour soi-même comme un élément de la dynamique démocratique. La dynamique démocratique et la citoyenneté inachevée selon É. Balibar É. Balibar a proposé un cadre de réflexion à propos de la culture politique démocratique et des conditions de son développement, en partie fondé sur la critique de gauche des totalitarismes élaborée en France dans les années 1970-1980. Il reprend à son compte l’idée d’invention démocratique énoncée par Claude Lefort dans sa dénonciation des régimes totalitaires 5, et cette perspective selon laquelle la démocratie est toujours « en excès sur toute formulation advenue 6 ». Dans ce cadre, il a accordé une place essentielle à la notion de citoyenneté, en partie inspirée de sa lecture de H. Arendt 7. Il la présente comme une notion paradoxale, voire aporétique. Selon lui, en effet, la citoyenneté se définit comme une institution qui ne peut se concevoir sans relation avec un cadre étatique : elle ne peut être pensée que comme une assignation que les États confèrent ou 4.  Voir K. Olson, Adding Insult to Injury – Nancy Fraser and her critics, Londres et New York, Verso, 2008. Voir Introduction par K. Olson. 5.  É. Balibar, « Citoyenneté démocratique ou souveraineté du peuple ? Réflexions à propos des débats constitu- tionnels en Europe », Droit de cité, Paris, PUF, Quadrige, 2002 [1998], p. 176. Voir aussi, du même auteur, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992. Voir Cl. Lefort, « Droits de l’homme et politique », L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1983, p. 68. Dans sa critique de K. Marx, Cl. Lefort a avancé une thèse au sujet de ce procès d’acquisition indéfini, selon laquelle, dans la Déclaration des droits de l’homme, la notion de citoyenneté implique la possibilité de sa transformation per- manente et du questionnement de ses propres limites. Pour lui, cet état des choses signifie qu’à la différence du régime totalitaire, le régime démocratique contient en lui-même le fondement de sa contestation et que son histoire demeure toujours ouverte. 6.  C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « démos », Paris, PUF, 2011, p. 53-54. 7.  Voir notamment à ce sujet É. Balibar, « Arendt, le droit aux droits et la désobéissance civile », dans La propo- sition de l’égaliberté, Paris, PUF, 2010, p. 201-238. © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) © Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 02/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.54.27.73) Corps, santé, vie et mort dans la décision médicale… 55 non, et à des degrés divers, aux individus 8. Mais la citoyenneté est également conçue comme un « procès d’acquisition indéfini 9 » au cours duquel elle s’étend, soit en incluant de nouveaux groupes jusque-là exclus de la citoyenneté, soit en proposant des droits et devoirs sur de nouveaux aspects de la vie humaine. Cette double définition indique une tension intrinsèque à la notion de ci- toyenneté. Peut-être même signale-t-elle son insuffisance radicale pour désigner les tâches de la politique démocratique 10. Pour comprendre celles-ci, il faut arri- mer l’idée de citoyenneté démocratique à celle d’un « droit aux droits » : Je vois là pour ma part un élément constituant qui est inséparable de toute construction ou constitution de la démocratie, exprimant le fait « insurrectionnel » que la démocratie, par défi- nition, ne se construit pas comme imposition de statuts et distribution de fonctions par une autorité supérieure, mais seulement par la participation et l’intervention, directe ou indirecte, du « peuple », du démos, au double sens que ce terme a acquis depuis les origines de la citoyen- neté 11. Ce propos débouche sur une conception du régime démocratique comme lié à une dynamique de transformation de la figure du citoyen. La citoyenneté appa- raît comme une « pratique », un « processus », plutôt que comme une « forme stable 12 ». Elle a pour nature d’être « imparfaite », non qu’elle soit défectueuse, mais parce que la citoyenneté est en refondation permanente. Dans cette conception de la dynamique démocratique, le conflit joue un rôle tout à fait central, qu’É. Balibar a notamment présenté à travers l’idée d’un théo- rème, le théorème dit de Machiavel : C’est dans la mesure où les luttes des classes (qui forment le noyau ou – à d’autres égards – le modèle d’un ensemble de mouvements sociaux) conduisent la « communauté » au point de rupture (ou au bord de la dissolution) qu’elles contraignent le pouvoir de l’État (et des classes dominantes) à l’invention institutionnelle, à laquelle elles fournissent en retour une matière non pas simplement « sociale » mais proprement politique. Il en résulte tendanciellement un 8.  Ibid., p. 177. 9.  Ibid., p. 187. 10.  É. Balibar, Nous citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, p. 183-184. Voir aussi La crainte des masses (Paris, Galilée, 1995), ouvrage dans lequel il a élaboré, à travers les termes d’émancipation, de transformation et de civilité les trois concepts de la politique uploads/Politique/ rpub-019-0053 1 .pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager