Citoyenneté et formes de violence. La violence de genre en Amérique latine Prés
Citoyenneté et formes de violence. La violence de genre en Amérique latine Présentation Michèle Soriano p. 9-20 [1] Dans son essai intitulé Critique de la violence, Walter Benjamin considère la violence dans ses rapports au droit. Il remarque que toute violence, en tant que moyen, « fonde le droit ou le conserve »1, et s’intéresse tout particulièrement à la violence létale ; il précise : « Dans l’exercice de la violence sur la vie et la mort, le droit lui-même se renforce plus que dans n’importe quelle autre de ses applications »2. Le rapport que trace le philosophe entre la violence, la mort et le droit paraît susceptible d’éclairer un certain suspens du sens qui nous affecte. En effet, quand nous prenons connaissance des données chiffrées concernant les féminicides, nous ressentons un réel vertige face au nombre croissant de victimes et de disparues, en Amérique latine et ailleurs, et face à l’impunité quasi totale qui caractérise ces crimes, qui est à la fois leur condition, leur cause et leur effet. Ce rapport entre la violence et le droit pourrait peut-être nous orienter dans les méandres d’une opacité vertigineuse où nous nous débattons : pourquoi autant de mortes ? pourquoi une telle indifférence ? pourquoi, dans nos États de droit, une telle situation de non-droit ? [2] La métaphore de la « guerre des sexes » qui renvoie dans une sorte de fatalité irrationnelle, transhistorique, mythique, des faits d’actualité bien réels, n’est plus recevable. Si nous acceptons la mise en garde d’Hannah Arendt, qui signale les dangers de la « conception organique » de la violence, nous devons chercher à identifier la rationalité instrumentale de la violence qui nous occupe. Arendt dénonce cette conception, qu’elle juge traditionnelle en politique, « qui interprète en termes biologiques le pouvoir et la violence »3, car elle estime que le piège des métaphores organiques aggrave l’emprise de la violence ; il convient donc de tenter d’envisager les conflits d’intérêts qui régissent les manifestations de la violence. [3] La distinction qu’opère Benjamin entre violence fondatrice de droit et violence conservatrice du droit pourrait nous aider à poser différemment cette actualité. Cette différenciation est destinée, dans son essai, à esquisser une critique de la violence qui prendrait la forme d’une philosophie de son histoire, et de l’histoire des pouvoirs qu’elle fonde : Un regard jeté sur la réalité la plus proche permet tout au plus un va et vient dialectique entre les formes de la violence fondatrice de droit et conservatrice du droit. Le mécanisme de ces oscillations repose sur le fait que toute violence conservatrice du droit affaiblit indirectement elle-même, dans la durée, sous l’oppression des forces hostiles, la violence fondatrice de droit qui est représentée en elle. […] Cela dure jusqu’à ce que de nouvelles violences, ou bien celles qui avaient été auparavant réprimées, remportent la victoire sur la violence jusqu’alors fondatrice de droit et fondent ainsi un nouveau droit, pour un nouveau déclin4. [4] L’un des questionnements que nous portons, dans ce dossier consacré aux formes de la violence de genre en Amérique latine, pourrait être formulé à partir de ces propositions et des contradictions qu’elles suggèrent. Dans la mesure où ils se multiplient et demeurent, dans leur immense majorité, impunis, les féminicides ont un rapport avec le droit qu’il semble nécessaire d’interroger : s’opposent-ils, comme tous les crimes, à la « violence conservatrice du droit », c’est-à-dire aux droits, aux lois, et aux institutions chargées de les faire respecter (la Justice, la Police) ? ou relèvent-ils, d’une façon qui ne serait pas encore définie, d’une violence « fondatrice de droit » ? [5] Dans ces violences sexuelles et féminicides se jouent sans doute des rituels de socialisation et des pratiques guerrières 5 ; les hypothèses qui les construisent comme « naturelles » reconduisent, à partir de ces rituels et de ces pratiques, un faux problème qui relève de l’instrumentalisation des mythes car, comme le rappelle Hannah Arendt, c’est toujours par rapport au droit, à la justice et à ses fins politiques, que la violence peut être pensée6. La violence féminicide, qui devrait apparaître comme une violence qui met en péril le droit, puisqu’elle est exercée par des individus et non par les institutions qui ont, dans nos états modernes, le monopole de la violence légale, jouit d’une tolérance telle qu’elle exige que nous nous interrogions sur sa fonctionnalité. Soit elle renforce la violence fondatrice de droit, et dans ce cas, cette dernière doit être interrogée : on doit interroger le « contrat sexuel » qui fonde le « contrat social ». Soit elle s’emploie à instaurer, par son exercice même —ainsi que les exhibitions et les mises en scène qu’elle dispose—, un nouveau droit, et dans ce cas, comment interpréter ce nouveau cycle ? [6] La violence contre les femmes relève-t-elle de la conservation du droit ou de la fondation d’un nouveau droit ? Convient-il de poser le problème en ces termes et de réfléchir — comme le faisait Benjamin, ou comme le propose aujourd’hui Christine Delphy, par exemple, dans son travail sur le « privé » comme espace privé de droit, zone de non-droit7 — sur ce que le droit exclut dans l’emprise qu’il acquiert sur les formes d’actions humaines ? Nous postulons qu’il est utile d’interroger le droit, la loi et les rapports de forces qui déterminent la fondation d’un nouveau droit. Nous présentons dans ce dossier un état des lieux de ces rapports de force en Amérique latine. [7] Les féminicides furent très tôt pensés dans le continuum qui compose la violence sexiste en tant que politique de terreur par Andrea Dworkin8. Dès 1990, Dworkin produit une analyse politique du massacre de quatorze femmes de l’École polytechnique de Montréal par Marc Lépine, le 6 décembre 19899. Elle n’utilise pas le terme « féminicide » dont l’usage fut systématisé par Diana E. H. Russel10, mais elle décrit avec précision « l’assassinat des femmes comme politique sexuelle ». Jules Falquet dans De gré ou 1 de force : les femmes dans la mondialisation (2008) expose la polarisation du marché du travail actuel, caractérisé par la prolifération « d’hommes en armes » et de « femmes de service », et analyse le rôle politique de la violence contre les femmes dans un nouveau paradigme hybride de la guerre qu’elle nomme « anti/terroriste » : « pour souligner sa gémellité équivoque et paradoxale »11, dans la mesure où ces guerres qui prétendent lutter contre le terrorisme en empruntent les formes. Ces travaux, parmi d’autres sur la violence masculine et tout particulièrement l’ouvrage coordonné par Femenías et Aponte Sanchez : Articulaciones sobre la violencia contra las mujeres12 et celui de Romito : Un silence de mortes. La violence masculine occultée13, ont motivé la réalisation de ce dossier dont nous considérons qu’il est d’actualité. La revue Problèmes d’Amérique latine a consacré son numéro 84 du printemps 2012, aux « Violences envers les femmes » ; la revue Nouvelles Questions Féministes a publié en 2005 un numéro coordonné par Ochy Curiel, Jules Falquet et Sabine Masson, intitulé « Féminismes dissidents en Amérique latine et aux Caraïbes » (Volume 24 No2) ; la revue Caravelle propose dans ce numéro d’envisager la violence de genre à partir des luttes politiques et symboliques menées par les féministes latino-américaines : il s’agit à la fois de mesurer la gravité d’une situation et de mettre en valeur les résistances, les solidarités, les luttes qui ont fait l’histoire de ces dernières décennies. [8] L’éradication de la violence contre les femmes est aujourd’hui l’une des priorités des Nations Unies ; elle s’exprime à travers divers programmes mis en place au niveau mondial. La campagne UNETE Amérique latine et Caraïbe, soutenue par le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon14, répond à une situation extrêmement alarmante et tente de fomenter une très large mobilisation sociale et politique. Les données chiffrées, bien que partielles et peu systématiques —cette absence de données est précisément l’un des aspects du problème et de son occultation— sont accablantes pour la plupart des pays latino-américains. Citons, à titre d’exemple, quelques données accessibles en ligne : 1. El 40 % de las mujeres en América Latina han sido víctimas de violencia física y la tasa de maltrato psicológico en las relaciones íntimas alcanza el 50 %. 2. En Sao Paulo, Brasil, una mujer es agredida cada 15 segundos. 3. En Guatemala, un promedio de dos mujeres son asesinadas cada día. 4. La mitad de las mujeres en Centroamérica han sido objeto de violencia en su vida. 5. El 26 % de las mujeres en Perú que sufrieron episodios de violencia por parte de sus parejas tuvieron lesiones graves. 6. Feminicidio/femicidio : Número de mujeres asesinadas en el “Triángulo Negro” de Centroamérica : Guatemala (675 en 2010), El Salvador (580 en 2010) y Honduras (380 en 2008). Dos de cada tres mujeres asesinadas en Centroamérica mueren por razón de género. 7. En Colombia, 36 % de las mujeres desplazadas reporta haber sido forzada a tener relaciones sexuales con desconocidos. 8. Impunidad en casos de uploads/Politique/ trabajo-practico-frances-citoyennete-et-formes-de-violence-la-violence-de-genre-en-amerique-latine.pdf
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- Publié le Aoû 06, 2021
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