Monsieur Paul Ricœur Éthique et politique In: Autres Temps. Les cahiers du chri
Monsieur Paul Ricœur Éthique et politique In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°5, 1985. pp. 58-70. Citer ce document / Cite this document : Ricœur Paul. Éthique et politique. In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°5, 1985. pp. 58-70. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_1985_num_5_1_1000 OUVERTURES ETHIQUE ET Paul Ricœur Permettez-moi d'introduire mon sujet par deux remarques introducti- ves. D'abord, afin d'éviter toute approche moralisante du problème et ne pas préjuger de Tordre de préséance entre éthique et politique, je propose que Ton parle en termes d'intersection plutôt que de subordination du rapport de Téthique à la politique. Je vois là deux foyers décentrés l'un par rapport à l'autre, posant chacun une problématique originale et créant un segment commun, précisément par leur intersection. Seconde remarque : ce n'est pas seulement d'une intersection entre deux cercles, celui de Téthique et celui du politique, que je voudrais vous entretenir, mais de l'intersection entre trois cercles : l'économique, le politique, et Téthique. Si je procède ainsi, c'est parce que j'attends de la comparaison entre économique et éthique le moyen de spécifier le politique, afin de le mieux confronter ensuite à Téthique. Car, c'est dans la mesure où le poli tique soulève des problèmes et des difficultés propres, irréductibles aux phénomènes économiques, que ses rapports avec Téthique sont ux- mêmes originaux et d'autant plus aigus. C'est pourquoi, afin de guider et aussi d'orner la discussion, je propose la figure suivante qui met trois cer cles en intersection avec des zones communes deux à deux et trois à trois. * Exposé de Paul Ricœur au Centre protestant de l'ouest lors d'une session sur « Ethique et politique » en juillet 1983. Cf. Cahiers du CPO, nos 49-50, décembre 1983, 79370 Celles-sur-Belle, comportant l'intégralité des communications de Paul Ricœur. 58 I. Le politique dans ses rapports à l'économique et au social Le politique doit être défini par rapport à l'économique et au social, avant d'être confronté avec l'éthique. Sphère économico-sociale : La lutte méthodique de l'homme contre la nature S'il est possible de définir quelque chose comme une rationalité politi que, comme j'essaierai de le démontrer plus loin, c'est à la rationalité économico-sociale qu'il faut l'opposer. Je m'appuie ici sur l'œuvre de Hanna Arendt et sur celle d'Eric Weil, auteur, la première, de La Condit ion de l'Homme Moderne et le second, de deux ouvrages capitaux : La Philosophie Morale, La Philosophie Politique. Ces deux auteurs ont en commun l'idée que la sphère économico-sociale repose essentiellement sur la lutte organisée contre la nature, l'organisation méthodique du travail et la rationalisation des rapports entre production, circulation et consomm ation. En cela, nos deux auteurs restent fidèles à la définition de l'éc onomique qui se développe d'Aristote à Hegel en passant par les économist es anglais. Pour tous ces auteurs classiques l'ordre économique est défini plutôt comme un mécanisme social abstrait que comme une communauté historique concrète. Aristote décrivait encore l'économique comme l'extension de la coopération qu'on peut observer dans une maisonnée. Hanna Arendt essaye de préserver cette relation entre économie et « mai son », selon la racine grecque du mot économie. Je préfère suivre Hegel qui définissait l'économique comme un mécanisme des besoins et donc comme un « état extérieur », soulignant par cet adjectif la différence avec l'intégration de l'intérieur d'une communauté historique concrète par ses coutumes et ses mœurs. Il me paraît utile de conserver cette suggestion de Hegel et, suivant Eric Weil, de réserver le terme de société pour le méca nisme économique et celui de communauté pour les échanges marqués par l'histoire des mœurs et des coutumes. En ce sens, le plan économico- social est une abstraction dans la mesure où la vie économique d'une nation est incorporée à la politique par les décisions prises par les États ; je ne nie pas cette intersection entre le social et le politique que mon schéma prévoit précisément ; mais il importe de souligner que ce que nous avons appelé une abstraction est précisément ce qui caractérise l'ordre économico-social. Il est réellement abstrait ; et son abstraction est encore renforcée par l'autonomie croissante due à la constitution d'un marché international et à la mondialisation des méthodes de travail. En disant cela, je ne veux pas déprécier la rationalité économique. Je suis même tout à fait d'accord pour dire avec Marx, suivi sur ce point par 59 Eric Weil, que l'organisation rationnelle du travail a été et est encore jusqu'à un certain point la grande éducatrice de l'individu à la raison ; elle constitue en effet une discipline imposée à l'arbitraire individuel. L'homme de la technique, du calcul économique, du mécanisme social, est le premier homme qui vit universellement et se comprend par cette rationalité universelle. Accorder ce point est de la plus grande importance pour une définition correcte du politique et en particulier de l'État, car une certaine modernité est apparue avec l'expansion du secteur économico-social des communautés historiques. Il y a un État moderne, peut-on affirmer, là où il y a une société du travail organisée en vue de la lutte méthodique de l'homme contre la nature. La société moderne est celle pour qui cette lutte, jointe au primat donné au calcul et à l'efficacité, tend à devenir le nouveau sacré, s'il n'abolit pas purement et simplement la différence entre le sacré et profane. Une société qui se définirait entièr ement par l'économie serait précisément une société totalement profane. Une dramatique réduction du politique à l'économique Afin de faire comprendre en quoi la politique se distingue de l'écono mique, examinons l'hypothèse inverse qui ferait du politique une simple variable de l'économique. C'est ce qui est arrivé, sinon avec Karl Marx lui-même, du moins avec le marxisme ultérieur. La grande lacune du marxisme, à mes yeux, c'est de n'avoir pas accordé de finalité véritabl ement distincte et du même coup une pathologie spécifique au politique, à force de surestimer le rôle des modes de production dans l'évolution des sociétés. Pour le marxisme orthodoxe, on le sait, les aliénations politiques ne peuvent que refléter les aliénations économiques. Tout le maléfice de la vie en commun ne peut résulter que de la plus-value, interprétée elle- même comme exploitation du travail dans une pure perspective de profit ; si l'on peut démontrer que cette exploitation est liée à l'appropriation pri vée des moyens de production, alors, n'importe quel régime politique est valable qui se propose de supprimer l'aliénation économique résultant de l'appropriation privée des moyens de production et finalement de l'exploitation du travail par l'extorsion de la plus-value. Cette réduction du politique à l'économique est responsable du désinté rêt marqué par les penseurs marxistes pour les problèmes spécifiques posés par l'exercice du pouvoir : problèmes éminemment politiques comme on le dira plus loin. C'est devenu un drame terrifiant pour l'Europe et pour le reste du monde que Marx, et plus encore les marxistes, n'aient vu dans les luttes populaires qui ont abouti au libéralisme politi que, tel qu'il pouvait être observé au XIXe siècle dans les pays anglo- saxons, qu'un simple écran hypocrite pour le libéralisme économique. De cette identification entre libéralisme économique et libéralisme politique, a résulté la dramatique erreur selon laquelle l'élimination du libéralisme 60 économique devait être payée de la perte des bénéfices proprement polit iques des luttes historiques aussi anciennes que la lutte des communautés urbaines d'Italie, des Flandres et d'Allemagne pour l'autodétermination. Je vois pour ma part dans le marxisme-léninisme — quoi qu'en ait pensé Marx lui-même — le pourvoyeur de cette dramatique identification entre les deux libéralismes. Je dis dramatique identification, car elle a eu pour effet un véritable machiavélisme politique, dans la mesure où l'absence de réflexion politique autonome laissait le champ libre à toutes les expéri mentations politiques, y compris totalitaires, du moment que le recours à la tyrannie était justifié par la suppression de l'appropriation privée des moyens de production pris pour unique critère des aliénations modernes. C'est sur l'arrière-plan de cette confusion catastrophique entre le libé ralisme économique et le libéralisme politique que je veux placer la réflexion qui suit, consacrée précisément à la spécificité du politique par rapport à la sphère économique et sociale. La confrontation entre éthique et politique en sera d'autant facilitée. L'insatisfaction de l'homme des sociétés industrielles avancées Permettez-moi, en guise de transition, d'insister avec Eric Weil sur ce qu'il appelle l'insatisfaction de l'homme moderne : « l'individu dans la société moderne, écrit-il, est essentiellement insatisfait ». Pourquoi ? Pour au moins deux raisons. D'abord, parce que la société qui se définit uniquement en termes économiques est essentiellement une société de la lutte, de la compétition, où les individus sont empêchés d'accéder aux fruits du travail ; une société où les couches et les groupes s'affrontent sans arbitrage. Le sentiment d'injustice que la société rationnelle suscite, face à la division de la société en groupes, en couches, en classes, entre tient l'isolement et l'insécurité de l'individu livré à la mécanique sociale ; d'un mot, le travail au niveau de la société économique en tant que telle, paraît à la fois techniquement rationnel et humainement uploads/Politique/ethique-et-politique.pdf
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- Publié le Mai 30, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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