Louis Charbonneau-Lassay LA TRIPLE ENCEINTE DANS L'EMBLÉMATIQUE CHRÉTIENNE (∗)
Louis Charbonneau-Lassay LA TRIPLE ENCEINTE DANS L'EMBLÉMATIQUE CHRÉTIENNE (∗) J'AURAIS vraiment, cher Monsieur, bien mauvaise grâce à me dérober devant la question dont vous voulez bien m'honorer, relativement à la signification que la pensée chrétienne a jadis attachée à l'antique emblème de la Triple-Enceinte. Le sens de ce symbole, sur les menhirs de Suèvres (Orléanais) et de Kermaria (Bretagne), ainsi que sur tous autres mégalithes, nous échappera sans doute toujours ; pour les époques druidique et gallo-romaine, avec prolongement sur les siècles suivants, ce que vous en avez dit dans Atlantis (1), ce que M. R. Guénon en a dit de son côté, dans Le Voile d'Isis (2), à savoir, no- tamment, que ces enceintes, avec leurs avenues d'accès, représentaient une succession de trois principaux degrés d'initiation, me semble parfaitement acceptable. Il ne me paraîtrait même aucunement surprenant de constater des traces de ce symbolisme, en marge du sens spécifiquement chrétien, dans tel ou tel milieu de la société catholique, durant tout le Moyen-Age. En effet, pendant cette période, la vie de tout l'organisme social n'a-t-elle pas reposé sur des initiations successives, souvent marquées, à chaque échelon, par des cérémo- nies rituelles ? Ainsi, le sacerdoce, le monachisme, la chevalerie, les universités, les cénacles (∗) Le point de départ de la courte étude de L. Charbonneau-Lassay sur La Triple-enceinte dans l'emblématique chrétienne se trouve en des articles publiés par Paul Le Cour et par René Guenon, respectivement dans les revues Atlantis et Le Voile d'Isis. Sous le titre L'emblème symbolique des Trois Enceintes, Paul Le Cour signalait, dans le n° de juillet-août 1928 d'Atlantis, l'existence d'un curieux symbole gravé sur une pierre druidique, découverte vers 1800, à Suèvres (Loir-et-Cher). Cette pierre avait été étudiée par È. C. Florance, président de la Société d'Histoire Naturelle et d'Anthropologie du Loir-et-Cher. Celui-ci y voyait une pierre à sacrifices, vestige d'un antique sanc- tuaire gaulois ; il fut frappé par le fait que le même signe se trouve également sur un cachet d'oculiste gallo- romain, trouvé à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher), vers 1870. M. Florance émit alors l'idée que ce signe pou- vait représenter une triple enceinte sacrée, car il est formé de trois carrés concentriques, reliés entre eux par quatre lignes à angle droit. Paul Le Cour, dans son article de juillet-août 1928, rappelait ces deux faits et la difficulté qu'avait rencontrée M. Florance pour faire accepter son interprétation. Il ajoutait qu'il était d'autant plus légitime de rechercher la véri- table signification de ce signe que celui-ci se retrouvait en d'autres lieux, notamment à Rome, dans le cloître de San Paolo (XIIIe siècle), et, sous deux formes différentes, sur les murs du donjon de Chinon, gravé vraisembla- blement par les Templiers qui y furent enfermés. D'après Paul Le Cour, il fallait voir, dans le dessin en question, un symbole des « trois cercles de l'existence » de la tradition celtique. Dans une étude, publiée en juin 1929 par le Voile d'Isis sous le titre La Triple-Enceinte druidique, René Gue- non prenait occasion de l'article de Paul Le Cour pour apporter une interprétation plus complète du symbole en lequel, sans rejeter l'explication proposée par ce dernier, il voyait avant tout la représentation des trois degrés principaux d’initiation. C’est alors que, sur la demande de Paul Le Cour, Charbonneau-Lassay rédigea l'étude, en forme de lettre, qu'on va lire ci-après. (1) Atlantis, n° 10, juillet-août 1928, L'emblème symbolique des Trois-Enceintes. - Ibid., n° 11, L'emblème des Trois-Enceintes. - Ibid., n° 17, Les Trois-Enceintes. (2) Le Voile d'Isis, t. XXXIV, n° 114, juin 1929, La Triple-Enceinte druidique. 1 d'alchimistes, les groupements d'hermétistes chrétiens, plus ou moins orthodoxes, les corpora- tions artisanales, industrielles ou agricoles, la batellerie, voire la truanderie elle-même, étaient ritualisés. Tous ces groupements divers, qui ont vécu aux plus beaux temps de l'idéalisme, ont eu leurs emblèmes figurés, leur héraldique, dont l'origine fut presque toujours d'ordre religieux. Le Christianisme créa beaucoup de ces emblèmes, comme il avait fait, dès sa naissance, pour ex- primer mystérieusement ses dogmes et sa doctrine; mais, pour l'un et l'autre usage, il accepta préalablement, et adapta à ses croyances et à ses mœurs, tous les symboles des cultes qui l'ont précédé et qui pouvaient permettre cette adaptation, soit par leurs significations déjà acquises, soit par de nouveaux sens que leurs formes se prêtaient à exprimer. Pourquoi le symbole de la Triple-Enceinte, que vous avez relevé sur les mégalithes des Gau- les et sur le Parthénon, sur des objets romains usuels, aurait-il été mis au rebut par l'emblémati- que chrétienne ? En fait, nous savons qu'il n'en fut rien, puisque la Triple-Enceinte existe sur des églises séculières ou monastiques et sur des objets religieux; disons seulement qu'elle entre dans cette catégorie de symboles que la « nescience» actuelle ne comprend plus, ou qu'elle ignore totalement. Le dessin de la Triple-Enceinte que vous avez relevé sur le Parthénon et celui de la gravure que vous avez reproduite (3), qui prétend représenter le temple de Poséidon, rappellent à ma pensée le Tableau de la vie humaine que le philosophe grec Cébès, l'ami de Platon, nous a tracé, au Ve siècle avant notre ère, et qui débute ainsi : « Nous nous promenions dans le temple de Saturne, et nous considérions divers présents qu'on y avait offerts. Il y avait, à l'entrée du temple, un tableau qui représentait des fables toutes particulières, et dont le dessin était étrange. Nous ne pûmes jamais comprendre ce que c'était, ni d'où on les avait tirées. Ce tableau ne représentait proprement ni une ville, ni un camp. C'était une espèce d'enceinte qui en renfermait deux autres, l'une plus grande, l'autre plus petite. Il y avait une porte au-devant de la première enceinte, une foule de peuple entourait cette porte, et l'on voyait, au-dedans de l'enceinte, une grande multitude de femmes » (4). Cébès, et son compagnon ne comprenaient pas le sujet du mystérieux tableau, mais un vieil- lard vénérable, « disciple de Pythagore et de Parménide », leur dit que ces trois enceintes étaient les images de la vie humaine, et, successivement, il leur expliqua que les personnes représentées dans chacune d'elles figuraient les vertus et les vices des hommes. Dans la première étaient : l'Imposture, l'Erreur, l'Ignorance, les Opinions, les Convoitises, les Voluptés, la Fortune. Dans la seconde enceinte : l'Incontinence, la Débauche, l'Avidité, la Flatterie; dans un autre groupe, la Punition, le Châtiment, la Tristesse, le Chagrin, la Douleur, les Lamentations, la Désolation; mais, après ce piteux cortège, se présentaient enfin le Repentir et la Pénitence, qui conduisaient vers la Volonté, la Croyance, l'Instruction, le Savoir, la Conti- nence, la Patience. Et, dans la dernière enceinte, on rencontrait la Vérité, la Persuasion, la Confiance, la Sécurité, la Science, la Force, l'Honnêteté, la Tempérance, la Modestie, la Liberté, et la Douceur. Et ces vertus, pour lui présenter les hommes sages, entouraient leur mère, la Félicité, qui trônait au centre de ce séjour de la Véritable Doctrine. Ce n'est là, sans doute, que l'extériorisation d'une méditation personnelle de Cébès, à moins que ce ne soit un écho des dissertations de l'entourage de Platon, dont il était l'un des intimes. Ce n'est certainement pas le sens primitif de l'emblème. Une autre conception, relative à la Triple-Enceinte, dont le point de départ peut être bien an- cien aussi, et qui ne se rattache à celle, plus philosophique, de Cébès, que par son application à (3) In Atlantis, n° 10, juillet-août 1928, p. 106. (4) Pensées de Marc-Aurèle-Antoine, suivies du Manuel d'Epictète et du Tableau de Cébès. Traduction de P. Gommelin, éd. Garnier. p. 317 et suiv. 2 l'existence humaine, fait du vieil emblème, non l'image de la vie morale de l'homme, mais celle de sa vie physique : la plus grande enceinte était l'image de sa jeunesse, la seconde, celle de son âge mûr, la troisième figuurant sa vieillesse, et le point central, sa mort. Ainsi, la vie s'en va, se rétrécissant toujours, jusqu'à ce que l'âme soit libérée de sa gaine charnelle. Vous avez, beaucoup trop élogieusement pour moi, reproduit dans Atlantis le passage de la lettre, dans laquelle je vous disais que je ne serais pas surpris d'apprendre que les premiers chré- tiens avaient fait de la Triple-Enceinte l'une des images de la Jérusalem Céleste, encore que cette idéale Cité de Paradis ait reçu, dans l'iconographie chrétienne, un autre symbole linéaire précis, que de doctes auteurs du premier millénaire de notre ère nous ont fait connaître. Mais l'emblème qui nous occupe a eu, dans la mystique d'autrefois, de toutes autres significations. Les présentes lignes ne vous apprendront pas que de singulières circonstances m'ont permis d'avoir, sur plusieurs groupements hermético-mystiques du Moyen-Age, et sur leurs doctrines et pratiques symboliques, une source d'information qui ne relève pas de l'ordinaire domaine de la bibliographie et qui est, pour le moins, tout aussi sûre. Or, la Triple-Enceinte s'y présente, tout d'abord, comme l'idéogramme de la portée de la Ré- demption sur le plan universel. Chacun sait que, dans l'hermétique générale de l'Occident et dans la symbolique chrétienne des figures géométriques, le Carré représente le uploads/Religion/ charbonneau-lassay-louis-la-triple-enceinte-dans-l-x27-emblematique-chretienne.pdf
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- Publié le Sep 15, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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