« Apophatisme et théologie négative : Jean-Luc Marion »1 Lectures de Jean-Luc M

« Apophatisme et théologie négative : Jean-Luc Marion »1 Lectures de Jean-Luc Marion, Paris, Cerf, 2016 (Anca Vasilui et Cristian Ciocan éds.) Natalie Depraz Université de Rouen (Mont Saint Aignan, ERIAC) Membre Universitaire des Archives-Husserl ENS/CNRS (Paris, France) Introduction Mon propos dans cette contribution, en dépit du caractère inhabituel des termes de l’intitulé, « théologie négative » et surtout « apophatisme », est fort simple. Partant de l’équivalence entre ces deux notions, régulièrement affirmée sans question, je voudrais montrer que cette identification est en réalité problématique. Une fois cette distinction attestée, je me propose de relire à cette lumière l’œuvre de Jean-Luc 1 Cette enquête trouve son impulsion dans plusieurs Conférences que j’ai données durant l’automne 2013, occasions d’approfondir d’une part la question de la relation générale entre théologie négative et apophatisme, d’autre part la position spécifique de Jean-Luc Marion sur cette question par rapport à celle du philosophe et théologien grec Christos Yannaras. Que soient remerciés les instigateurs et organisateurs des Séminaires et Colloques qui ont rendu possible les prémices de la présente réflexion : ce fut le Séminaire de Recherche doctorale et post-doctorale « Crise et négation » (org. N. Depraz et Ph. Fontaine), Département de philosophie, Université de Rouen, Séance du jeudi 17 octobre 2013, audio disponible sur la page internet d’Archives et d’Actualités du dpt. ; ce fut aussi la Journée d’études sur la négation dans le cadre de la préparation à l’Agrégation, Université de Bordeaux, lundi 25 novembre 2013 ; et parallèlement, ce furent : « Apophaticism and Phenomenology : Christos Yannaras in the light of Jean-Luc Marion », Christos Yannaras Conference : Philosophy, Theology, Culture, 2-5 September 2013, Oxford, Saint Edmund’s Hall, et « Phänomenologie and Apophatizismus : Jean-Luc Marion Christos Yannaras im Austausch » Tagung über Jean-Luc Marion’s Werk : "Den Primat der Gegebenheit denken. Zur Transformation der Phänomenologie nach Jean-Luc Marion" (16-18 September 2013, Wien, Instituts für die Wissenschaften vom Menschen, von M. Staudigl organisiert). Marion en examinant son lien avec les penseurs grecs de la tradition orthodoxe qui ont clairement pratiqué cette distinction, exemplairement Grégoire de Nysse, Denys L’Aéropagite, Maxime le Confesseur, aux fins, notamment, d’élucider comment il fait travailler et se réapproprie dans sa phénoménologie cette distinction entre apophatisme et théologie négative. I. L’enjeu de la distinction Pour commencer et à titre indicatif, un seul exemple, mais à mon sens exemplaire : dans La divinisation de l’homme selon Maxime le Confesseur, Jean-Claude Larchet, éminent spécialiste français de la pensée orthodoxe, utilise sans distinction les deux expressions.2 Dès lors, pourquoi ergoter ? Y a-t-il autre chose à chercher ici qu’une distinction nominale ? On pourrait en douter, si du moins l’on fait crédit à l’auteur ci-dessus. En fait, on va voir que l’enjeu de cette opération de « distanciation » entre théologie négative et apophatisme revêt une signification cruciale. Elle apparaîtra plus clairement au cours du développement, mais on peut dès à présent en formuler le principe. Que l’on soit athée ou croyant, théologien ou philosophe (ou les deux), le constat est unanime : « Dieu » est une réalité qui relève de l’incompréhensible et dépasse nos possibilités humaines. Nous ne savons pas comment en parler, comment le concevoir, ni même souvent comment l’expérimenter. Les attitudes dès lors sont variées : soit cette réalité est rejetée comme inintelligible et source de croyance non-fondée, opium du peuple génératrice d’irrationnel et d’oppression, soit elle est l’objet d’une contemplation « mystique » passive, où l’ineffable côtoie l’ouverture du 2 J.-Cl. Larchet, La divinisation de l’homme selon Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, 1996, p. 497, note 21 : « (…) la théologie apophatique revêt (…) un caractère plus systématique et méthodique (chez Denys) (voir (…) J.-Cl. Larchet, « Nature et fonction de la théologie négative selon Denys l’Aéropagite » (…). L’apophatisme peut cependant avoir aussi selon Maxime une fonction didactique (….). Sur la théologie négative selon Maxime, voir W. Völker (….) ». cœur, soit la raison se mobilise pour s’ouvrir à ses propres limites et chercher à « concilier » (terme un peu irénique !) gnose et foi, soit, plus risqué, on parie sur l’intelligence inouïe de l’humain à explorer de nouveaux espaces d’intelligibilité et on encourage son inventivité, tout en étant conscient (et humble !) devant les limites évidentes d’une telle recherche, ce qui requiert que l’attitude de lâcher-prise, d’épochè, soit toujours là comme une disposition constante propre à dégonfler l’hubris de l’intelligence. C’est dans cet écart toujours maintenu et alimenté entre esprit connaissant et attitude de renoncement que se glisse la distinction que je vais à présent chercher à faire apparaître entre théologie négative et apophatisme. Pour amorcer une telle distinction, et ouvrir notre intelligence de la question, je dirai : la théologie négative se donne pour tâche de nommer Dieu en usant de noms négatifs. Ainsi, on dira que Dieu est invisible, indicible, inexprimable (ἄφθεγϰτος = silencieux, ἄφραστος = indicible) indescriptible, incompréhensible, insaisissable, inexplorable, sans-forme, bref, inconnaissable, selon une série de négations adjectivales de toute prédication positive sur Dieu. Si, en ce sens, « apophatisme » vient bel et bien du grec ἀπόφασις, et se décompose en « ἀπό » (notamment : au loin, hors de, sans) et en « φηµί », littéralement « dire oui », d’où ἀπόφασις : « dire non, refuser ». Il ressort de là que, à partir de la seule étymologie et/ou de la grammaire, on ne peut en réalité distinguer les deux expressions : « apophatique » vient bien du grec « ἀποφατικός », qui signifie la négation. Pourtant, le sens de l’apophatisme, par delà grammaire et étymologie, est loin de se réduire à la négation de la saisie prédicative possible de Dieu. Il désigne en fait plus profondément le mouvement de retrait du dire et l’ouverture sur un espace expérientiel dynamique de relation au divin, qui se manifeste ultimement par un cercle de silence. D’ailleurs, le sens du mot ἀπόφασις n’est pas si univoquement la négation, puisqu’il est noté « déclaration » (sens 1) avant même « négation » (sens 2), et pour ἀπόφηµι, en sens n°1 : « dire non, refuser », puis en sens n°2 : « affirmer hautement ».3 D’une expression à l’autre, c’est donc le sens de la négation qui change fondamentalement. Comment ? En philosophie, la négation est abordée classiquement chez Platon et Descartes, mais aussi chez Kant et Hegel, ou encore avec d’autres auteurs plus contemporains, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger, Blanchot, Levinas notamment. On y côtoie une ligne de partage métaphysique courante entre une négation relative (selon les figures différenciées du non- être (µῄ-ὄν), de la privatio, de la grandeur négative intensive en lien avec l’opposition réelle, du mouvement réel de la négativité) et une négation absolue (selon la variation contemporaine du néant, du rien, de la nullité, de la mort, de l’absence, ou encore de l’altérité radicale). Comment cette distinction philosophique entre négation relative et négation absolue se situe-t-elle par rapport à la relation entre théologie négative et apophatisme ? Offre-t-elle un critère possible d’entrée dans leur distinction ? Ou bien est-ce la distinction entre négative relative et négation absolue qui se voit éclairée voire renouvelée par la recherche d’une autre forme de distinction entre théologie négative et apophatisme ? Dans ce but, je vais convoquer trois théologiens-philosophes qui ont vécu et œuvré dans un espace-temps bien délimité, entre le IVème et le VIIème siècle de notre ère : Grégoire de Nysse (331 ?-395), Denys l’Aréopagite (IV-Vème siècles ?), et Maxime le Confesseur (580-662). Pourquoi ces trois auteurs ? Ils se sont influencés l’un l’autre et représentent le sommet de ce que l’on nomme la « théologie mystique » ou théologie des mystères. Il est à présent attesté que Denys l’Aréopagite, dont 3 A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français. Le Grand Bailly (1895), Paris, Hachette, 2000. l’existence est entourée de légendes (quelle est la personne qui a vécu sous ce nom : le disciple de Paul sur l’Aéropage au 1er siècle, Saint Denis qui, portant sa tête, a marché jusqu’à ce qui se nomme aujourd’hui la Basilique de Saint Denis ?), a fait connaître l’œuvre de Grégoire de Nysse, et l’on sait aussi que Maxime le Confesseur a écrit un Commentaire célèbre au Noms divins de Denys. Pour des raisons d’économie, de compétence et de focalisation, je laisserai de côté les influences en amont sur Denys, de Platon et de Proclus notamment, et en aval, l’influence exercée par Denys et Maxime le Confesseur sur Jean Scot Erigène (au IXème), qui traduit plusieurs de leurs ouvrages et commente la Hiérarchie céleste, ou encore sur Thomas d’Aquin, qui commente en 1261 les Noms divins de Denys. Je vais examiner chez ces trois auteurs la manière dont est présentée la théologie dite négative, puis, dans un deuxième temps, je ferai apparaître comment l’apophatisme s’y relie tout en s’en distinguant fondamentalement. Je présenterai ensuite, dans un deuxième temps, une lecture récente qui prend appui sur le segment Grégoire-Denys-Maxime et s’attache à souligner la différence entre théologie négative et apophatisme : il s’agit de la lecture du philosophe et théologien grec Christos Yannaras. Dans un uploads/Religion/ jean-luc-marion-apophatisme-et-the-ologie-ne-gative-pdf.pdf

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  • Publié le Jan 08, 2021
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