1 Qu’est-ce que l’« objectivité » ? Arnaud ESQUERRE La manière dont nous concev
1 Qu’est-ce que l’« objectivité » ? Arnaud ESQUERRE La manière dont nous concevons ce qui est ou non objectif a plusieurs fois changé depuis le XVIIe siècle. Pour explorer ces variations, Lorraine Daston et Peter Galison étudient les « atlas » que formeraient les usages scientifiques de l’image. Ces illustrations de plantes, de planètes, de méduses ou de flocons de neige en disent long, en effet, sur les régimes de l’objectivité – avec à l’horizon du XXIe siècle, la possible disparition des représentations dans les pratiques scientifiques. Recensé : Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité. Préface de Bruno Latour, traduction de Sophie Renaut et Hélène Quiniou. Paris, Les Presses du Réel, 2012, 582 p., 28 €. « L’objectivité scientifique » a une histoire dont Lorraine Daston (Max Planck Institute) et Peter Galison (Harvard) proposent un ambitieux récit, publié dans une édition superbe des Presses du réel (laquelle donne envie, à elle seule, de continuer à s’encombrer de livres de papier plutôt que de se simplifier l’existence avec une morne tablette électronique). D’après les auteurs, l’« objectivité », mot dont le sens a profondément changé du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, n’est apparue comme une nouvelle façon d’étudier la nature et un objectif scientifique qu’au milieu du XIXe siècle. Cette « objectivité », affirment Daston et Galison, « implique la suppression d’un aspect du moi, et s’oppose à la subjectivité » (p. 48). Mais forgée l’une contre l’autre, « objectivité » et « subjectivité » ne peuvent pas exister non plus l’une sans l’autre, formant une « subobjectivité », comme l’écrit Bruno Latour, avec son art de la formule, dans son introduction à l’ouvrage (p. 12). Daston et Galison explorent cette histoire en étudiant la fabrication d’images scientifiques. Car les 2 « atlas », expliquent les auteurs, « révèlent l’évolution des normes qui gouvernent la bonne manière de voir et de représenter les objets de travail de la science » (p. 63). Les régimes de « l’objectivité » À la manière d’un Foucault élaborant des régimes de vérité, l’histoire de l’« objectivité » ici proposée est séquencée en régimes. Toutefois, le passage d’un régime à un autre n’est pas, d’après Daston et Galison, brusque et rapide : il ne s’agit pas d’un changement de « paradigme » qui s’effectuerait en quelques années. L’émergence du régime de l’« objectivité » scientifique s’étend ainsi des années 1830 aux années 1870, surgissant d’abord de manière sporadique avant de déferler, ce qui conduit les auteurs à proposer le modèle de « l’avalanche » : des interventions, d’abord dispersées, s’amplifient brusquement et se transforment en un ample mouvement. Au début du XVIIIe siècle, le régime de « la vérité d’après nature » s’impose parmi les auteurs d’« atlas », comme par exemple le botaniste Linné (chapitre II). Ce régime de la « vérité d’après nature » surgit lui-même en réaction à un régime antérieur, caractérisé par une attention à la variabilité et à la monstruosité de la nature au XVIIe siècle. Dans le régime de la « vérité d’après nature », l’observation attentive permet de dompter la variabilité de la nature et de discerner les genres « véritables » des plantes et d’autres organismes. À cette époque, l’art et la science convergent dans des jugements où la vérité et la beauté sont étroitement liées. L’idéal d’un Réaumur travaillant avec son illustratrice Hélène Dumoustier de Marsilly est que l’artiste comprenne si bien les vues du scientifique qu’elle les devine sans avoir besoin d’explications, comme si les deux paires d’yeux ne formaient qu’un seul regard. Le couple « voir » et « dessiner » constitue un acte d’appréciation esthétique, de sélection et d’accentuation, l’image pouvant être « améliorée ». Si, au XVIIIe siècle, les scientifiques consacrent leurs efforts à la sélection des objets et à la formation des illustrateurs, ils aspirent au siècle suivant à ne pas intervenir, attitude caractéristique du régime de « l’objectivité mécanique » (chapitre III). Le but étant de débarrasser les images de toute intervention humaine, « l’imagination » doit être limitée par l’enregistrement mécanique (« Représente comme si l’observateur n’était pas là »), et principalement au moyen de la photographie, grâce à quoi, par exemple, le photographe et anthropologue Richard Neuhauss, associé au météorologiste Gustav Hellman saisirent ainsi 3 l’asymétrie des cristaux de neige. Le caractère automatique permet de réaliser l’idéal d’« objectivité », bien que la photographie, pouvant être transformée, puisse aussi ne pas être « objective », et qu’il existe d’autres images « objectives » que des photographies. Si bien que peuvent s’opposer la photographie scientifique, mécanique, donc « objective », et celle « esthétique », portant la marque de l’individualité et de l’imagination de l’artiste. Alors qu’au XVIIIe siècle, l’art et la science s’unissaient dans un rapport de collaboration, le XIXe siècle voit ces deux territoires non seulement se détacher mais se construire l’un contre l’autre. Tandis que les artistes revendiquent l’expression du « moi » comme une condition de l’art, les scientifiques veillent à ce que les images n’en comportent aucune trace. Le grand obstacle de « l’objectivité » est désormais la « volonté désordonnée et incontrôlée ». Tout au long du XIXe siècle, le couple objectif/subjectif est interprété et commenté à partir des écrits de Kant (chapitre IV). Cependant, écrivent Daston et Galison, « l’objectivité mécanique » comporte une instabilité, notamment en ce qu’il est difficile de monter en généralité à partir d’un cas restitué de manière mécanique et qu’il est impossible d’exclure toute « subjectivité » de la production d’une image. Cette limite de « l’objectivité mécanique » a provoqué deux réactions : d’un côté une « objectivité structurale », qui supprime totalement l’image ; d’un autre côté le maintien des images mais accompagnées par un « jugement exercé ». Apparue à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, « l’objectivité structurale » se défie de toute image et s’appuie sur des structures (chapitre V). Celles-ci, conçues comme des lois naturelles exprimées dans un langage logique et mathématique, sont supposées survivre au renversement des anciennes théories par les nouvelles. Daston et Galison relèvent comme partisans de l’objectivité structurale des logiciens comme Frege, Peirce et Russell, et des physiciens tels que Poincaré et Planck. Daston et Galison soulignent que « l’objectivité structurale » est différente du « réalisme structural » apparu à la fin du XXe siècle : la première présente la science comme « objective » c’est-à-dire commune à tous les êtres pensants et pouvant donc être à la fois expérimentée de manière commune mais aussi partagée par tous grâce à la communication, tandis que le second s’efforce de prouver que la science est vraie, c’est-à-dire qu’elle décrit correctement les caractéristiques réelles du monde. 4 Mais le « prix à payer » pour accomplir le programme de « l’objectivité structurale » était, d’après Daston et Galison, « trop élevé » pour les acteurs des sciences empiriques qui « n’étaient pas prêts à abandonner le monde de l’expérience sensorielle ni les images scientifiques qui cherchaient à le représenter » (p. 355) et ils « replongèrent » donc dans le visuel. Cette fois-ci, le régime est celui dit « du jugement exercé » (chapitre VI), comme par exemple lorsque Firsoff privilégie le dessin plutôt que la photographie pour restituer la surface de la Lune dans les années 1960 dans son Moon Atlas. Il ne s’agit pas d’un retour au régime de la « vérité d’après nature » prédominant au XVIIIe siècle : alors que dans ce dernier les scientifiques faisaient porter sur eux-mêmes la responsabilité de la sélection, ils s’en remettent, dans le régime du « jugement exercé », aux yeux du lecteur (« Là où se termine la représentation procédurale, là commence le jugement exercé », p. 368). Le rapport entre « objectivité » et « subjectivité » se modifie lui-même : il s’organise non plus sous forme de pôles opposés comme dans le régime de « l’objectivité mécanique », mais sous forme de « fils d’ADN » enchevêtrés. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les régimes mettant en scène des images, ceux de la « vérité d’après nature », de « l’objectivité mécanique », et du « jugement exercé », ont en commun de se fonder sur des « représentations ». Or Daston et Galison identifient à la fin du XXe siècle une rupture majeure dans le rapport des scientifiques aux images (chapitre VII) : celui-ci s’appuierait désormais sur une « présentation », c’est-à-dire une fusion de l’artefactuel et du naturel. Cette présentation peut renvoyer d’une part à un nouveau type d’objets, tels que des nanotubes ou des brins d’ADN, d’autre part à des procédés d’altération des images dans le but de clarifier, persuader, plaire ou vendre, l’art et la science pouvant se combiner. « L’image scientifique », concluent Daston et Galison, « est en passe de se défaire complètement de sa dimension de représentation et d’acquérir le pouvoir de faire » (p. 475). Les abîmes de la réflexivité Lorraine Daston et Peter Galison faisant œuvre de science dans leur exploration de « uploads/Science et Technologie/ daston-objetividade-pdf 1 .pdf
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- Publié le Oct 03, 2021
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