Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences XL-1

Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences XL-124 | 2002 Histoire, philosophie et sociologie des sciences Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus Jacqueline Feldman Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ress/577 DOI : 10.4000/ress.577 ISSN : 1663-4446 Éditeur Librairie Droz Édition imprimée Date de publication : 1 août 2002 Pagination : 85-130 ISBN : 2-600-00806-3 ISSN : 0048-8046 Référence électronique Jacqueline Feldman, « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XL-124 | 2002, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ress/577 ; DOI : 10.4000/ress.577 © Librairie Droz brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by OpenEdition INTRODUCTION La science a obtenu la place privilégiée qu’elle occupe dans notre société parce qu’elle était en mesure de fournir des connaissances objectives. Ceci la dis- tinguait de la philosophie, dont elle est issue pourtant – «philosophie naturelle» est un terme encore utilisé au 19ème siècle. Remarquons que, si on substitue au terme «objectivité» le terme moins fort de «consensus», on se trouve en présence de la question première de toute société démocratique: comment arriver à établir des accords forts entre individus tous dif- férents a priori. La science classique a obtenu une solution partielle, qui porte sur la connaissance, en donnant les moyens d’une recherche collective, qui a rem- porté de tels succès qu’ils ont bouleversé – et continuent de bouleverser, à travers la technique, nos modes de vie. Mais cette solution n’est pas de nature vraiment démocratique, puisqu’elle a été obtenue par une séparation de la cité scientifique et de ses experts d’avec le monde extérieur, profane. En raison de ses succès, une assimilation a été faite entre science et progrès – les progrès de la science étant censés certifier ceux de la société tout entière. Comme on le sait, on a assisté, ces dernières décennies, à des remises en cause de ce qui avait longtemps paru à la plupart une évidence. Dans une réaction habi- tuelle, des tendances sceptiques ont succédé au dogmatisme du scientisme. Dans la suspicion exercée désormais par beaucoup envers la science, on peut déceler deux causes, a priori opposées, ce qui est paradoxal: d’une part, les succès mêmes de la science et de la technique qui l’accompagne étroitement ont conduit nos sociétés à des dangers, d’ordre chimique, nucléaire, écologique, biologique… La puissance de la science a été obtenue par une focalisation de l’esprit éthique à l’intérieur de sa propre démarche, en abandonnant les problèmes de ses retombées dans la société et dans la nature. D’autre part, toujours en raison de ses succès, on a voulu étendre la démarche scientifique à tous les domaines, y compris ceux pour lesquels elle peine à établir des résultats probants, des expertises reconnues, soit en raison de la complexité des situations – le réchauffement du climat, par exemple –, soit, comme c’est le cas pour les sciences humaines et sociales, qu’elle participe à l’évolution même de ses «objets d’étude». La confiance que l’on peut faire à ces types d’expertise relève à la fois de problèmes épistémologiques, éthiques et politiques. La mise en question de la science a conduit certains sociologues à insister sur ses assises historiques et sociales. Des penseurs post-modernes et/ou fémi- nistes, surtout américains, ont relevé qu’elle est le fait de catégories spécifiques – Revue européenne des sciences sociales, Tome XL, 2002, N° 124, pp. 85-130 Jacqueline FELDMAN OBJECTIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ EN SCIENCE. QUELQUES APERÇUS essentiellement des hommes des sociétés occidentales. Contre l’imagerie d’une méthode scientifique bien établie, l’«anarchiste» Paul Feyerabend lance, dans les années soixante-dix, son «everything goes». Le livre de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, avec son thème du paradigme, fait ressortir certains de ses caractères sociaux, et connaît un large succès auprès des sociologues enclins au relativisme, succès non dénué de malentendus que Kuhn dénoncera plus tard. Notons que la radicalité de certaines positions a eu pour résultat positif de susci- ter des réflexions plus approfondies. Dans cet article, je me propose d’examiner certains aspects subjectifs de la science, en me concentrant sur le fait qu’elle est fabriquée par des personnes. La subjectivité annoncée porte sur la mise en valeur de certains traits qui relèvent explicitement du caractère humain de ceux qui la font. Ce qui, il va sans dire, ne remet pas en cause l’objectivité dont elle peut se prévaloir dans certains domaines, essentiellement les sciences qui ont été, pour cela, dites «exactes», et que je dif- férentierai des sciences sociales, où la part de subjectivité doit être approchée de façon différente, sans oublier pourtant qu’il s’agit, dans les deux cas, de projets de connaissance. C’est en 1958 que le physicien devenu philosophe Michael Polanyi publie un livre important, non traduit à ma connaissance, intitulé Personal Knowledge1. Dans ce travail qui porte sur la «nature et la justification du savoir scientifique», l’auteur commence par défendre l’idée que tout savoir est personnel, y compris donc, celui de la science: savoir, personnel, ces deux mots apparaissaient à l’époque comme contradictoires, comme le note Polanyi, qui, au début de la pré- face, pose son refus du scientisme dominant: Je commence par rejeter l’idéal du détachement scientifique. Dans les sciences exactes, cet idéal ne fait peut-être pas de mal, car, de fait, les scientifiques n’en tiennent pas compte. Mais nous verrons qu’il exerce une influence destructive en biologie, psycholo- gie et sociologie, et pervertit notre entière perspective bien au-delà du domaine de la science. Mais notre auteur ne donne pas pour autant dans le relativisme: un savoir per- sonnel n’est pas nécessairement un savoir subjectif. Telle est la participation personnelle de celui qui connaît dans tous les actes de compré- hension. Mais ceci ne rend pas pour autant notre entendement subjectif. La compréhen- sion n’est ni un acte arbitraire ni une expérience passive, mais un acte responsable qui prétend à une validité universelle. Ce type de connaissance est donc objective dans le sens où elle établit un contact avec une réalité cachée. Enfin, l’auteur note ce qu’il y a d’engagement personnel dans toute démarche de connaissance réfléchie, ce qu’on nommerait aujourd’hui, implication: Le savoir personnel est un engagement intellectuel... Dans tout acte de connaissance, il entre une contribution passionnée de la personne qui connaît ce qui est en train d’être connu. 86 JACQUELINE FELDMAN 1 M. Polanyi, Personal Knowledge, Towards a Post-Critical Philosophy, London, Routledge & Kegan Paul, 1958. Dans cet examen de certains traits subjectifs du scientifique, je me trouve rejoindre une autre tendance importante, et sur le long terme, de notre société: l’intérêt toujours plus fort et précis qu’elle porte à la personne. Je citerai, en guise d’illustration, les principes des droits de l’homme, le développement de la psy- chanalyse et des diverses techniques psychothérapeutiques, le remplacement de la morale par l’éthique, vue comme un choix plus personnel… Je tiens cependant à souligner que je crois en une certaine autonomie de la pen- sée, suivant en cela, par exemple, la classification que fait Popper en trois mondes des divers «objets» existant, dont le troisième contient «le monde de l’esprit humain». Ce travail ne prétend à aucune exhaustivité ni réflexion générale, il n’a d’autre ambition que faire ressortir quelques éléments que j’ai rencontrés et qui me paraissent relever des spécificités des deux types de science que je considère. I. LA PRÉSENCE DU SUJET DANS LES SCIENCE EXACTES Il me semble exigible de toute réflexion sur la science qu’elle soit, entre autre chose, une célébration de la pensée scientifique comme telle... l’école pourvoyeuse de méthode, de vérité et de conceptualisation inouïes qu’est la science. Jean-Michel Salanskis2 Ces sciences nous apportent des résultats qui sont universels parce qu’ils sont objectifs, parfaitement détachés de ceux qui les ont obtenus, reproductibles, pou- vant ainsi faire l’objet d’exposés neutres. On en oublierait qu’ils ont été «décou- verts», ou «construits», par des personnes concrètes, et dans des contextes égale- ment particuliers3. Et pourtant, on sait bien que l’entreprise de production de la science est pleine d’aventures, puisqu’il va s’agir de découvertes, pleine de passions, pas- sions contrôlées par les contraintes de la démarche, faite d’invention, de rigueur, de curiosité, de logique. Aussi le sujet qui fait la science y est étonnamment pré- sent. L’objectivité se construit difficilement, avec lenteur, dans les «essais et erreurs». C’est en revenant au tout début de la science moderne qu’on peut le mieux sai- sir ce qui fait, dans l’attitude intellectuelle des premiers savants, la spécificité de cette démarche scientifique qui va s’imposer. OBJECTIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ EN SCIENCE 87 2 Un auteur plutôt «anti-sokalien» J.-M. Salanskis, Pour une épistémologie de la lecture, in B. Jur- dant, Impostures scientifiques; Les malentendus de l’affaire Sokal, Paris/Nice, La découverte /Alliage, 1998, p. 163. 3 La science, phénomène social, ne peut se développer que dans une société prête à l’accepter et à l’encourager, en distribuant crédits, salaires, bourses et récompenses. Les débuts: une «révolution spirituelle» Maintes et maintes fois, en étudiant l’histoire de la pensée philosophique et scientifique du XVIe et du XVIIe siècle – elles sont en uploads/Science et Technologie/ objectivite-et-subjectivite-epistemiques.pdf

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