L’Homme Revue française d’anthropologie 184 | 2007 Ethnicités ? Phénoménologie

L’Homme Revue française d’anthropologie 184 | 2007 Ethnicités ? Phénoménologie et ethnographie À propos de l’habitus kabyle chez Pierre Bourdieu Abdellah Hammoudi Édition électronique URL : http://lhomme.revues.org/21901 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2007 Pagination : 47-83 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Abdellah Hammoudi, « Phénoménologie et ethnographie », L’Homme [En ligne], 184 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 06 janvier 2017. URL : http://lhomme.revues.org/21901 ; DOI : 10.4000/lhomme.21901 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © École des hautes études en sciences sociales PARMI LES CONTRIBUTIONS de Pierre Bourdieu à la science sociale, le concept d’habitus est, sans conteste, le plus discuté, voire galvaudé. Ce constat n’incite guère à reprendre le débat. Cependant, il est un angle sous lequel l’habitus n’a pas été vraiment soumis à la réflexion, celui de la démarche ethnographique. L’absence de discussion sur ce point est d’autant plus surprenante que Bourdieu – on le sait – a élaboré les aspects essentiels de sa « théorie de la pratique » (« champ », « habitus », « temporalité », « capital symbolique ») sur la base d’une ethnologie kabyle. En suivant le développement de la notion d’habitus dans l’œuvre de Bourdieu, je me propose de revenir sur sa démarche ethnographique et ses arrière-plans épistémologiques 1. Il n’est pas question de nier les apports décisifs de Bourdieu à la connaissance des sociétés maghrébines et des transformations qui les ont affectées, non plus qu’au renouvellement des ÉTUDES & ESSAIS L’ H O M M E 184 / 2007, pp. 47 à 84 Phénoménologie et ethnographie À propos de l’habitus kabyle chez Pierre Bourdieu Abdellah Hammoudi Le présent article s’explique par mon intérêt ancien pour les travaux de Pierre Bourdieu ; loin de moi l’idée de vouloir alimenter les mauvaises querelles ou les polémiques, aux motivations inavouables, qui ont récemment pris pour cible son œuvre et sa personnalité. L’occa- sion de développer ma réflexion à son sujet me fut donnée par mon enseignement, et par une invi- tation à la réunion annuelle de l’Association américaine d’anthropologie sur le thème de la pensée de Pierre Bourdieu (Nouvelle-Orléans, novembre 2004). Je remercie Jane Goodman et Paul Silver- stein de m’y avoir convié. Je tiens à remercier Francis Affergan pour ses encouragements et ses remarques pertinentes. Mohammed Cherkaoui a eu l’amabilité de me signaler l’excellent article de François Héran, je le remercie pour cela et pour ses utiles remarques. J’ai révisé cet article grâce à une invitation géné- reuse du Wissenschaftskolleg Zu Berlin (janvier-février 2007). Je voudrais remercier cette institu- tion pour l’aide précieuse qu’elle m’a donnée ainsi que le professeur Wolf Lepenies pour sa lecture éclairante du présent travail, et mon collègue et ami Thomas Hauschild, de l’université de Tübingen, pour nos discussions fructueuses auxquelles il a bien voulu participer. Les notes sont renvoyées en fin d’article. méthodes susceptibles d’en produire une meilleure interprétation 2. Il n’en reste pas moins cependant qu’un retour sur sa démarche pose le problème de l’adéquation de l’ethnographie au projet théorique. Dans les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie, l’habitus succède à la tradition. Or, la question se pose de savoir si l’un n’hérite pas des limites de l’autre. En effet, telle qu’elle est présentée, la tradition kabyle paraît monolithique, figée et limitée à un domaine restreint : une Kabylie avec des contours et une physionomie hérités des schémas coloniaux. Si bien qu’en l’occurrence une tradition discursive – est-ce surprenant ? – semble avoir progressivement installé une certaine tradition kabyle : au Maghreb, au Proche-Orient, et partout ailleurs, les sociétés dominées ont été grati- fiées de traditions. Lecteur assidu de Max Weber, Bourdieu écrit, pourtant, comme si la tradition n’était jamais mise en cause que par une rationalité venue d’ailleurs : rationalité capitaliste, moderne, imposée par la domination coloniale. Du coup, tradition et habitus ne laissent-ils guère de place aux usages de la raison dans les pratiques sociales antérieures à la colonisation, ce qui est contestable. De même qu’ils ne permettent pas de penser les conflits, les contradictions, les scepticismes, et de façon générale, la distance que des hommes et des femmes peuvent prendre avec les normes sociales. S’ajoute à cela, toujours en revenant à Max Weber, le fait bien connu que les mouvements charismatiques contestent fréquemment une tradition en en créant d’autres, comme ce fut le cas dans le passé et le présent du Maghreb, qu’il est enfin tout à fait possible de se conformer à des traditions pour des motifs rationnels. Ces considérations posent de façon aiguë la question de l’ethnographie. Pierre Bourdieu a laissé peu de traces sur les conditions matérielles qui ont entouré ses activités d’ethnographe dans les villages kabyles entre 1956 et 1960, en pleine guerre de libération ; il n’a pas non plus laissé de réflexion systématique sur ses propres cheminements méthodologiques et les impli- cations de son positionnement. Nous en sommes ainsi réduits à l’analyse des résultats finaux pour approcher sa pratique ethnographique et ses conséquences 3. L’une de celles-ci est que cette pratique n’était pas en mesure de mettre le chercheur à l’écoute des contradictions et débats de la société dite traditionnelle. Car empruntant beaucoup à l’ethnographie coloniale, les innovations théoriques de Bourdieu ont, cependant, laissé intacts certains schémas simplificateurs que l’on doit à ses prédécesseurs. Bien plus, l’ethnographie ainsi avalisée ne paraît guère adaptée au projet de Bourdieu lui-même. Cela, d’autant qu’elle participe d’une division ancienne du travail entre l’ethnologie et l’orientalisme ; division qui, par exemple et dans le cas considéré ici, limitait les ethnologues – dans leurs 48 Abdellah Hammoudi Phénoménologie et ethnographie 49 ÉTUDES & ESSAIS enquêtes – à l’usage du berbère. Cette pratique, pour primordiale qu’elle était (et le reste), négligeait ce que les Kabyles, comme d’autres groupes, disaient d’eux-mêmes, ou écrivaient, dans d’autres langues (arabe dialectal, arabe écrit, français…), notamment à la faveur de circulations dans une multiplicité d’espaces culturels : en Algérie même, dans les autres pays arabes et musulmans, et en Europe, pour ne citer que ces exemples. Les difficultés augmentent lorsqu’on aborde, sous cet angle, les notions de champ, stratégie et temporalité, toutes solidaires de celle d’habitus, et cruciales au regard des objections que Bourdieu adresse au structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Car, on ne sait plus ce qui relève de l’habitus des stratégies, et ce qui s’expliquerait bien mieux par une pragmatique plus ou moins consciemment déployée. Dans ces conditions, il apparaît bien diffi- cile de voir comment le temps joue concrètement, et comment l’on joue le temps. Pour cela, il aurait fallu faire appel à une ethnographie proces- suelle ; en un mot, suivre l’action en train de s’accomplir, ou bien s’agissant du passé, se donner les moyens de l’imaginer de cette manière, par la lecture des traces disponibles (écrites, orales et archéologiques). Or, à ce niveau, l’ethnographie de Bourdieu est faite de pièces et de morceaux, travaillés en vue de synthèses illustratives, avec une absence quasi totale de recours à l’écrit, et en tout premier lieu, à ce qui a été écrit par les Algé- riens eux-mêmes (en berbère, arabe, français) ; cela s’ajoutant au peu d’in- térêt accordé aux travaux des grands spécialistes des œuvres écrites (par exemple, et parmi d’autres, ceux de Jacques Berque). Finalement, on est bien obligé de constater que là où les dynamiques se manifestent avec un certain degré de complexité, l’ethnographie de Bour- dieu révèle ses limites. Celles-ci apparaissent clairement liées à ses fonde- ments, notamment en ce qui concerne la relation espace/temps dans l’ap- proche des contextes de vie et d’action. À ce sujet, Bourdieu a bien fait état de ce qu’il doit à la pensée de Maurice Merleau-Ponty 4. Or, il suffit de revenir à la réflexion de ce dernier sur la constitution sans cesse en mouvement des champs d’action, en fonction de la relation espace/temps, pour se convaincre qu’il est possible d’esquisser une Kabylie et une tradi- tion kabyle bien différentes, aux frontières bien moins immobiles que celles que nous offrent les œuvres marquantes de Bourdieu. En bref, il y a fort à parier que le sociologue est resté prisonnier d’une tradition ethno- logique, lui qui a pourtant le mieux posé l’exigence de la double rupture : avec « la représentation indigène de l’expérience » et avec les présupposés du chercheur et les implications de sa propre position de chercheur 5. En un mot, la pratique ethnographique de Pierre Bourdieu semble reposer sur une variante par trop rigide de la phénoménologie existentielle de Merleau-Ponty. Les ancêtres de l’habitus chez Pierre Bourdieu : tradition kabyle et tradition ethnographique L’oubli général de l’habitus kabyle et de l’ethnographie qui le fonde dans les très nombreuses discussions portant sur l’analyse des pratiques sociales françaises et européennes est un fait intéressant en soi d’autant plus signi- ficatif qu’il n’a guère suscité d’interrogations. Ce n’est pas ici le lieu de traiter cette question, non plus que celle de l’histoire riche des usages savants et ordinaires des mots habitude et habitus 6. Notons également que les anthropologues soucieux d’un renouvellement uploads/Societe et culture/ a-propos-de-l-x27-habitus-kabyle-chez-pierre-bourdieu.pdf

  • 19
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager