Un anarchiste chez les anthropologues PAR VALÉRY RASPLUS (SOCIOLOGUE) Quel est

Un anarchiste chez les anthropologues PAR VALÉRY RASPLUS (SOCIOLOGUE) Quel est le rapport entre l'anarchisme et l'anthropologie ? Pour David Graeber, anthropologue anarchiste qui a enseigné à l'Université de Yale puis à l'Université de Londres, il existe une forte affinité entre ce courant politique et cette discipline scientifique, à tel point qu'il envisage de les rassembler pour composer une nouvelle discipline universitaire, l'anthropologie anarchiste. L'auteur semble aussi envisager la création d'une sociologie anarchiste, d'une économie anarchiste, d'une théorie littéraire anarchiste, d'une science politique anarchiste, etc. Telle est la volonté principale de cette « série de pensées [et]d'ébauche de théories potentielles » présentée dans ce court essai. « Une éthique de la pratique » David Graeber souligne avec justesse que « les "fondateurs" [de l'anarchisme] du XIXe siècle ne considéraient pas avoir inventé quoi que ce soit de particulièrement nouveau. Les principes de bases de l'anarchisme[...] renvoyaient à des formes de comportements humains qu'ils présumaient être aussi vieilles que l'humanité ». Si ce n'était pas une nouvelle doctrine étonnante, puisque l'« on trouve des écrits avançant des idées semblables tout au long de l'histoire », elle fut parfois détonante dans l'action directe (1) et, dans tous les cas, elle fut plurielle (2). Les écoles marxistes sont reconnaissables par l'utilisation de noms transformés en adjectifs (marxisme, léninisme, trotskiste, maoïsme, gramsciens, althussérien, badiousien, etc.), personnalisant une théorie. Les écoles anarchistes et les courants proches sont rarement des adorateurs d'idoles et elles sont le plus souvent reconnaissables par l'utilisation de noms de praxis (mutualisme, collectivisme, individualisme, anarcho-communisme, anarcho-syndicalisme, anarcho-sioniste, conseillisme, autonomisme, situationnisme, etc.), indiquant une vaste collectivisation des idées. L'anarchisme est considéré par David Graeber comme « une éthique de la pratique ». Fondamentalement, l'anarchisme est un ensemble de pensées et surtout de conduites philosophiques et politiques qui privilégient l'autonomie des individus et des groupes sociaux, l'association volontaire, l'autogestion et l'auto-organisation, les communautés autonomes, l'entraide, la démocratie directe, les processus de consensus et de médiation, le combat contre les inégalités et les dominations, le rejet de tout autoritarisme et hiérarchie, le sectarisme, l'avant-gardisme et milite pour la disparition de l'État, cet« appareil administratif qui impose sa volonté aux autres ». Un autre regard sur l'anarchisme David Graeber donne à voir un autre regard de l'anarchisme. Il refuse de faire table rase de notre société d'une manière violente et nihiliste pour bâtir une nouvelle collectivité sur des cendres encore chaudes. Si le projet de construire une nouvelle sociabilité reste à l'ordre du jour du projet anarchiste, la manière de faire rompt avec la violence directe de la terre brûlée. Pour David Graeber« la violence a toujours été le recours préféré des personnes stupides ». Il envisage, par la mobilisation de l'analyse et la compréhension intellectuelle, de« commencer à créer les institutions d'une nouvelle société au sein de l'ancienne afin de révéler, de subvertir et fragiliser les structures de domination, mais en procédant toujours, ce faisant, de façon démocratique, démontrant ainsi que ces structures ne sont pas nécessaires ». L'auteur préfère faire appel à l'intellect et à la raison plutôt qu'à l'instinct et la passion, un peu à la manière - dans le monde anarchiste - deWilliam Godwin, qui faisait le pari de l'éducation pour changer les mentalité et par là changer le monde, ou de Pierre Joseph Proudhon, qui envisageait d'organiser les ouvriers entre eux sur une base libertaire plutôt que de chercher à tout prix la suppression de l'État dans la violence. Il se démarque de révolutionnaire comme Georges Sorel, qui « soutenait que, puisque les masses n'étaient pas fondamentalement bonnes ou rationnelles, il était vain de s'adresser d'abord à elles à l'aide d'arguments raisonnés[proposant] le mythe d'une grève générale apocalyptique [à l'aide] d'une élite révolutionnaire ». Pour David Graeber, si l'action révolutionnaire doit rejeter toute forme de domination et d'aliénation, elle « ne doit pas nécessairement avoir pour objectif de renverser les gouvernements », allant jusqu'à affirmer qu' « il y a des moments où la chose la plus stupide qu'on puisse faire est de brandir un drapeau rouge ou noir et de faire des déclarations provocantes. Parfois, il est plus raisonnable de simplement prétendre que rien n'a changé, de permettre aux représentants officiels de l'Etat de conserver leur dignité, et même de se présenter à leurs bureaux et de remplir des formulaires de temps en temps, tout en les ignorant par ailleurs ». L'auteur préfère la création de projets communautaires - anarchistes - autonomes, sorte d'enclaves libertaires, avec leurs propres règles et principes de fonctionnement, telle l'expérience de la commune libre autogestionnaire deChristiania à Copenhague (3). A la confrontation directe, l'auteur préfère une« théorie de l'exode [qui serait] la façon la plus efficace de s'opposer au capitalisme et à l'Etat libéral, [...] ce que Paolo Virno appelle le "retrait actif", la défection massive de ceux qui souhaitent créer de nouvelles formes de communautés », peut-être un peu sur le modèle - sécularisé - des Amish. Tel pourrait être le nouvel espace insurrectionnel qui vient (4). Vers une anthropologie anarchiste ? Si les principes de l'anarchisme sont bien connus au sein des mouvements alternatifs ou radicaux, ils restent encore peu utilisés au sein du monde universitaire, contrairement au marxisme ou au socialisme, qui possèdent une longue tradition de représentants plus ou moins importants au sein de cette structure, sans en avoir pour autant l'exclusivité. MICHELLE MCLOUGHLIN/AP/SIPA David Graeber David Graeber est fortement inspiré par les méthodes anthropologiques et ethnographiques qui pourraient servir de modèle intellectuel et pratique à l'homme moderne en général et aux anarchistes en particulier. Les modes de vie alternatifs et leurs différentes logiques symboliques, morales, pragmatiques, économiques, etc., seraient non des solutions toutes prêtes mais des possibilités d'un autre monde social. S'il existe des sociétés qui ont fait le choix de ne pas établir d'État, de monnaie et de marchés, de bureaucratie, d'appareils répressifs ayant le monopole de la violence légitime, alors pourquoi ne pas s'en inspirer ? Si trois sociétés sont données en exemples (Les Piaroa au Vénézuela et en Colombie, les Tiv au Nigeria et au Cameroun, les communautés rurales des Hautes Terres de Madagascar), on peut regretter que l'auteur, qui nous explique que « le monde contemporain est parsemé de tels espaces anarchistes », n'a pas présenté plus d'occurrences de sociétés - autrement que nominalement (Bororo, Baining, Onondaga, Wintu, Ema, Tallensi, Vezo) - ayant des pratiques proches de ses idéaux de contre-pouvoir de l'imaginaire. A côté des exemples de ces sociétés, un certain nombre de figures marquantes pour David Graeber nous seront présentées : James Frazer et son œuvre majeure Le Cycle du rameau d'or, Robert Graves et sa critique radicale de la civilisation industrielle (qui inspira l'anarchisme païen et le primitivisme), A. R. Radcliffe-Brown théoricien d'un ordre social extra-étatique, Marcel Mauss, à la fois père de l'anthropologie française (auteur du célèbre Essai sur le don) et gestionnaire socialiste d'une coopérative alternative de consommation parisienne, Pierre Clastres et sa critique du pouvoir étatique exposée dans La Société contre l'État, Marshall Sahlins, l'anthropologue des sociétés primitives qui a publié récemment un essai sur La Nature humaine : une illusion occidentale. Réflexions sur l'histoire des concepts de hiérarchie, et d'égalité, sur la sublimation de l'anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d'autres conceptions de la condition humaine, etc. En conclusion, cette future anthropologie anarchiste serait amenée à réfléchir dans son corpus sur les théories de l'État et l'art de gouverner, la possible disparition des États-nations et des frontières qui signerait « la véritable mondialisation », les entités politiques extra-étatiques, le capitalisme et le système du salariat, la question du travail et de l'emploi, la production et la consommation, les pouvoirs et l'éducation, l'aliénation, la dette internationale, les brevets et les droits de propriété intellectuelle, l'écologie, les micro-utopies, le bonheur et le désir, etc. Si la position privilégiée des anthropologues de pouvoir étudier des sociétés sans État peut séduire les anarchistes, il n'est pas du tout certain que les anthropologues soient séduits par l'anarchisme au point d'accéder à l'utopie de former une anthropologie anarchiste. Alors, il ne resterait plus qu'à pratiquer une salutaire et positive fuite (5) dans un autre monde possible au sein de ce monde même « abandonnant tout à fait l'idée voulant qu'un parti d'avant-garde prenne le contrôle de l'État [l'action anarchiste consisterait à] créer des enclaves libres qui pourraient servir de modèles d'auto-organisation autonome, dans l'idée d'une organisation généralisée de la société [...] en un réseau complexe de groupes autogérés se recoupant, qui pourraient par la suite commencer à discuter de la réinvention de la société politique ». Ainsi, il existerait une mosaïque de communautarismes anarcho-libertaires au sein d' États- nations, en attendant la chute de ceux-ci par le réveil des consciences. uploads/Societe et culture/ antrop-anar 1 .pdf

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