Annales. Economies, sociétés, civilisations Louis-Vincent Thomas, Anthropologie
Annales. Economies, sociétés, civilisations Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort Daniel Roche Citer ce document / Cite this document : Roche Daniel. Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 31ᵉ année, N. 1, 1976. pp. 133-136; https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1976_num_31_1_293703_t1_0133_0000_003 Fichier pdf généré le 11/04/2018 MENTALITÉS ET CULTURES Comptes rendus Mort Louis-Vincent THOMAS, Anthropologie de la mort, Paris, Éditions Payot, « Bibliothèque scientifique », 1975, 540 p. Dire la mort au troisième quart du xxe siècle n'est pas chose facile. Ne serait- ce que pour cela, l'entreprise de Louis-Vincent Thomas, professeur d'Université mais également fondateur de la Société française de thanatologie, mérite de retenir l'attention de tous. Son Anthropologie de la mort est une œuvre abondante et riche, ambitieuse et foisonnante ; malgré ses dimensions, plus de 500 pages, c'est un livre passionnant. Sa publication s'inscrit dans le renouveau d'intérêt que notre civilisation technicienne semble éprouver, au-delà des tabous apparents et victorieux, pour un phénomène central de notre culture comme de nos destins individuels. Peut- être sommes-nous prêts, d'une manière ou d'une autre, à redécouvrir prochainement qu'il ne peut y avoir d'art du bien-vivre sans un ars moriendi. Les historiens français ont sans doute été parmi les premiers à tenter l'aventure ; on connaît les travaux, déjà exemplaires, de Philippe Ariès, de François Lebrun et de Michel Vovelle ; on ne doit pas oublier ceux d'Alberto Tenenti, mais leurs efforts sont à replacer dans une évolution d'ensemble. Effectivement les travaux recensés en tous domaines, chaque année, sur le sujet, dans les Psychological Abstracts n'atteignaient pas la dizaine avant 1964; ils dépassent largement la centaine depuis 1970. On pourra s'interroger à loisir sur cette fascination neuve qui coïncide à la fois avec l'expansion majeure de la croissance des économies, du Japon à l'Occident, et les premières difficultés d'importance ; qui prend place dans un temps de déstructuration et de remise en cause des Églises et des politiques, des morales et des idéologies ; où la conquête de nouvelles libertés, peut-être plus apparentes et plus limitées que réellement profondes, notamment dans le domaine de la sexualité, met au premier plan les réflexions sur le fondamental : la vie, le devenir de l'homme, la mort. Mode rétro ou réorganisation des valeurs et du penser ? Peut-être est-il trop tôt encore pour trancher dans l'épaisseur des signes annonciateurs d'une reconversion des attitudes ? D'ores et déjà le grand livre de L.-V. Thomas peut être considéré comme l'un des guides indispensables à nos interrogations collectives, le Baedeker nouveau et nécessaire d'un voyage au bout de notre nuit, aux rivages de notre mort à tous. Il frappe d'abord par sa volonté de donner du phénomène une vision com- 133 COMPTES RENDUS plète. Ce grand livre est aussi un gros livre, une encyclopédie, qui n'élimine aucune piste et qui ne néglige aucune question. La mort, objet d'étude pour une Anthropothanatologie, concerne tout l'homme, et tous les hommes. L.-V. Thomas a choisi sa méthode entre trois options possibles : confronter les sociétés rurales (traditionnelles) et les milieux urbains (novateurs) ; comparer le présent et le passé à la lumière des études historiques (optique qui était celle d'Edgar Morin dans l'Homme et la mort que l'on vient de rééditer récemment, Éditions du Seuil, 1971); établir une comparaison entre les pratiques des sociétés archaïques actuelles — pour l'essentiel celles du monde négro-africain — et celle du monde occidental urbain et industriel. Pour L.-V. Thomas, ethnologue et sociologue des civilisations négro-afri- caines, la dernière optique s'imposait, qui permettait de retrouver des constantes certaines et de mieux révéler l'unité-spécificité de l'homme. Ainsi la leçon principale du livre — on la retrouve en contrepoint à chaque page — est d'existence : mieux connaître la mort pour mieux apprécier et mener sa vie. L'ouvrage peut se déchiffrer dans trois directions majeures : c'est un répertoire de faits, un inventaire global des données ; c'est, ensuite, une interprétation de la mort aujourd'hui, au confluent des analyses historiques, sociologiques et ethnologiques ; enfin c'est un appel à l'interrogation et à de nouvelles recherches, appel plus particulièrement mobilisant pour la communauté historienne soucieuse d'enraciner l'état de fait contemporain dans le tissu d'un passé. Ce livre est donc d'abord pèlerinage. Invitation à mieux connaître, il présente la mort sous tous ses aspects, donnée et subie, vécue et représentée, sentie et symbolisée. Puisant au témoignage des romans, des films, des rapports statistiques, des réflexions philosophiques comme des enquêtes sur le terrain, il nous livre la mort des autres, celle des animaux et des objets, la fin des civilisations et la mort des peuples exotiques ; la nôtre enfin, avec son cortège d'angoisses et de certitudes, ses refus et ses accommodements. Description objective des comportements, des rites, des attitudes, des sentiments ; recension impitoyable des mille et une données des jours et des nuits de la mort, l'ouvrage rassemble, dans un effort bibliographique facile à imaginer, tout ce qui peut donner sens à l'expérience collective et individuelle du mourir. En ce domaine rien n'est simple : veut- on définir aujourd'hui la mort, aussitôt les frontières reculent et semblent s'évanouir ; aux deux signes cliniques habituels (arrêt de la respiration jugé au miroir et arrêt du cœur révélé à l'auscultation) auxquels s'en tiennent les sociétés traditionnelles, la civilisation médicale et juridique ajoute de nouveaux critères, indispensables pour un temps où la pratique hospitalière multiplie les comas prolongés, ainsi des électro-encéphalogrammes plats recommandés en France depuis 1966 par l'Académie de Médecine. La mort du cerveau est désormais la vraie mort. Dès 1949, Curt Siodmak, dans un ouvrage de science-fiction révélateur, montrait les conséquences ultimes de ce changement biologique. Le « Cerveau du Nabab », jeu de l'imagination créatrice dans le domaine de la biologie et de la mécanique, anticipait sur les problèmes chaque jour plus préoccupants que pose aux médecins et aux législateurs la vie artificiellement retenue. Mais dès lors, la mort n'est plus ponctuelle et les mécanismes biologiques surpassent tous les autres dans le processus général du décès. Le dernier mot est à la cellule, à la déprogrammation progressive de notre capital génétique. La vie vit de la mort. Les phénomènes démographiques de notre temps, comme ceux du passé, doivent être systématiquement réétudiés dans cette perspective de régulation. Déjà les travaux de Jacques Dupâquier et d'Emmanuel Le Roy Ladurie permettent de réfléchir en ce sens et demandent à être complétés par une étude historique des implications culturelles du phénomène. Tous les systèmes de culture reposant sur le capital humain peuvent être considérés comme des réponses provisoires 134 MENTALITÉS ET CULTURES données à la nécessité fondamentale d'avoir à vivre dans l'idée du scandale qu'est l'opposition entre l'individualité fugitive et l'espèce immortelle. Assumant et socialisant la mort pour le groupe, langages, symboles et croyances conduisent à son refus au plan personnel. Entre les deux termes de la dichotomie, personne/collectivité, se joue le drame social de la mort. Il se résout en Occident au bénéfice du premier terme, par une véritable négation ; en faveur du second, par une prise en charge communautaire, dans les sociétés archaïques d'aujourd'hui, peut-être aussi dans la civilisation traditionnelle de l'Occident chrétien. L'inventaire des codes et des institutions, l'analyse des faits étho- logiques (le chapitre consacré à la place accordée à l'animal et à sa mort dans les différents systèmes culturels est à cet égard d'un intérêt soutenu) montrent en clair que toute culture est manière de réagir à la mort. « Dis-moi comment tu meurs et je te dirai qui tu es... » Progressivement, l'Europe imitant en cela l'Amérique, la mort est chassée des préoccupations des vivants. Elle est exclue de nos vies quotidiennes et l'on s'efforce de l'oublier. Ce silence, nouveau tabou, s'étend peu à peu. Qui n'a profondément ressenti la difficulté d'écrire ou de parler avec celui qui vient de perdre un être cher, faute de savoir quoi dire qui ne paraisse pas ridiculement déplacé? Qui n'a été frappé, dans les dernières années, de la modification subtile des gestes et des rites, le noir trop significatif des faire-parts anciens faisant place à un gris beaucoup plus neutre, affadi certes, mais somme toute moins traumatisant ? Les rites funéraires des Églises se sont peu à peu modifiés, le violet remplace le noir, la prière pour la communauté des survivants compte plus que celle concernant le salut du défunt, les messes pour les disparus sont de plus en plus délaissées. On enterre vite et bien, car le deuil d'autrui inspire la gêne, voire la peur. Or ce refus de la mort coïncide avec une présence obsédante. Sans même évoquer les grands massacres collectifs qui ont lourdement pesé sur le premier xxe siècle, la mort est devenue un acte essentiellement socialisé. Elle se glisse dans les replis de notre vie quotidienne en suscitant de nouvelles angoisses. Celles du vieillard redoutant d'échouer dans des hospices-mouroirs (L.-V. Thomas rappelle que 7 96 des Français qui ont placé leurs parents à l'hôpital ne savent rien de leur destin), celle de la médecine mécanisée où l'extrême technicité et l'indifférence se conjuguent pour à chacun voler sa mort. Des obsessions neuves naissent de uploads/Societe et culture/ louis-vincent-thomas-anthropologie-de-la-mort.pdf
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- Publié le Jan 09, 2021
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