2 La négritude ou le «soleil de l’âme» Jean-René Bourrel «Rendre à Césaire…» Pa
2 La négritude ou le «soleil de l’âme» Jean-René Bourrel «Rendre à Césaire…» Paris, capitale nègre La négritude comme volonté et représentation La négritude en actes La solitude du Dyâli Sommet de masque, tyi wara, Région de Saro, Mali (bois et pigments). ©Musée Dapper, Paris/photo Hughes Dubois. Voilà quelles sont les valeurs fondamentales de la Négritude: un rare don d’émotion, une ontologie existentielle et unitaire, aboutissant, par un surréalisme mystique, à un art engagé et fonctionnel, collectif et actuel, dont le style se caractérise par l’image analogique et le parallélisme asymétrique. (Liberté 3)1 Ma négritude est vie, vue et vie.2 «Rendre à Césaire…» S’il est un mot que Léopold Sédar Senghor a sans doute regretté de ne pas avoir créé, lui qui en a forgé tellement, c’est bien celui de «négritude». On perçoit son regret lorsqu’il lui faut reconnaître à Aimé Césaire la paternité d’un néologisme auquel son nom reste à jamais attaché: «Il faut rendre à Césaire ce qui est à Césaire. Car c’est lui qui a inventé le mot dans les années 1932-1934.» Les deux hommes se sont liés d’amitié dès leur rencontre à Paris, dans les couloirs du lycée Louis-le-Grand, en octobre 1931. Malgré la diRérence de leurs origines géographiques et culturelles, le Sénégalais et le Martiniquais s’accordent aussitôt dans une commune résolution à défendre «la personnalité collective négro-africaine»: à aArmer les valeurs culturelles écifiques aux cultures noires, à combattre le mépris dont elles sont l’objet de la part des colonisateurs européens, à rétablir «l’Homme noir» dans les droits imprescriptibles de la personne humaine. Comme par défi, ils reprennent le mot «nègre» au niveau de mépris où il avait fini par tomber pour désigner, par le néologisme «négritude», l’irréductible originalité des cultures noires et le droit à la diRérence des Noirs d’Afrique et de la dia ora: «Césaire s’est contenté d’ajouter le suffixe -itude à la racine negr-[…]. Au lieu de Négritude, on pourrait dire, aussi bien, Négrité […] mais Césaire a bien fait de choisir Négritude, car le suffixe -itude introduit une nuance de concret, qui convient bien à ce peuple concret qu’est le peuple noir […].»3 La définition minimale donnée alors par Césaire a le double mérite de la brièveté et de la clarté: «La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture.» Ce «mot-concept» présente également un double sens, objectif et subjectif: «Objectivement, la Négritude est un fait: une culture. C’est l’ensemble des valeurs […] non 36 seulement des peuples d’Afrique noire, mais encore des minorités noires d’Amérique, voire d’Asie et d’Océanie […]. Subjectivement, la Négritude, c’est ‹l’acceptation de ce fait› de civilisation et sa projection, en pro ective, dans l’histoire à continuer, dans la civilisation nègre à faire renaître et accomplir.»4 Mot abstrait, mot concept, le terme «négritude» est né probablement à la fin de 1932 au cours des discussions qui réunissent Senghor, Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas. Mais il ne commencera à être connu qu’après la publication en 1939 du Cahier d’un retour au pays natal, de Césaire («Ma Négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre/Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale»), et entrera dans le débat intellectuel grâce au texte que Jean-Paul Sartre donne, sous le titre «Orphée noir», en ouverture à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française que Senghor publie en 1948 aux PUF. Si Senghor n’est pas le créateur du mot, il le fait sien avec d’autant plus d’aisance et de légitimité qu’il en a éprouvé, dans sa vie personnelle, la nécessité par défaut. La négritude répond en lui à un sentiment de révolte né, alors qu’il était adolescent, de la prise de conscience d’une inacceptable injustice. Entré en 1923 au collège séminaire Libermann à Dakar, Senghor ne peut pas accepter l’enseignement «ethnocentrique» des Pères du Saint-E rit, qui nient toute valeur, sinon toute existence, à sa culture sérère vécue de l’intérieur pendant «les années tran arentes de l’enfance». Les souvenirs du «Royaume d’enfance» lui remettent en mémoire les épopées qui célèbrent la geste des Guelowars, les chants gymniques qui proclament le nom et la gloire des «Noirs élancés», le rituel à la fois simple et solennel 1 «Qu’est-ce que la Négritude?», Liberté 3, Paris, Le Seuil, 1977, p.97 2 Entretien accordé au Bucentaure, Paris, juin 1983, p.53. 3 «Encore de la Négritude, ou Négritude, Nègrerie ou Nigritie», dans Liberté 3, op.cit., p.469. 4 «Problématique de la Négritude», Liberté 2, Paris, Le Seuil, 1971, p.270. qui entourait naguère les visites que Koumba N’Dofène Diouf, le roi du Sine, rendait à son père, Basile Diogoye, «le Lion vert»: autant de souvenirs qui conduisent cet adolescent d’autrefois, pourtant promis à la prêtrise et à l’enseignement, à s’inscrire en faux contre les allégations des prêtres enseignants et notamment du directeur du collège séminaire, le père Albert Lalouse: «[Il] pensait que nous étions des sauvages, que nous étions une table rase. Obscurément, je sentais que ce n’était pas vrai, que nous avions notre civilisation. Mon père m’avait élevé dans la fierté de ma race et de ma famille. C’est de là qu’est née en moi l’idée de négritude».5 Senghor redira toujours sa dette envers le père Lalouse, qui, en lui faisant prendre conscience de sa culture originelle, révèle en lui ce qu’il appellera, quelques années plus tard, «l’exigence de [sa] négritude impérieuse…»:6 «Je dois beaucoup à cet homme car il a orienté ma vie».7 Et il confiera en 1976 à Georges Soria: «À l’âge de seize ans, j’avais déjà le sentiment de la négritude, c’est-à-dire de la écificité de la culture négro-africaine».8 Refus de l’«acculturation», de la «chosification», de la «réification»: autant de barbarismes expressifs de la barbarie qui consiste à instiller la haine de soi et le mépris des siens. Refus qui n’est donc pas un racisme (Senghor s’évertuera à le répéter) mais l’acceptation d’être soi-même, dans sa race, dans sa culture et dans son destin: «La Négritude n’est ni racisme ni négation de soi. Elle est enracinement en soi et confirmation de soi: de son être».9 «La Négritude n’est donc pas racisme. Si elle s’est faite, d’abord, raciste, c’était par antiracisme […]. En vérité, la Négritude est un Humanisme.»10 L’acharnement avec lequel Senghor approfondira, nuancera, complètera le concept de négritude pour en faire l’«idée-force» et le thème central de sa vie, l’objet d’une passion jamais éteinte, trouve donc son origine première dans cette blessure de l’adolescence, dans ce mépris culturel humiliant qui a porté atteinte à la vérité mais aussi, plus sourdement, à l’intégrité même de l’être intérieur. Paris, capitale nègre En octobre 1928, Senghor arrive à Paris pour entreprendre ses études supérieures. «Les années ardentes» qu’il va connaître alors – l’expression est de lui – hâtent la maturation de sa révolte. C’est 38 notamment à la faveur des amitiés intellectuelles qu’il noue au lycée Louis-le-Grand qu’il va transformer en conscience son expérience personnelle et approfondir la notion de négritude. Au-delà des murs de la khâgne, Paris oRre un environnement sans pareil au combat qu’il a engagé pour la réhabilitation de l’«Homme noir», de son histoire, de ses civilisations, de son «e rit-culture». En ces années 1920 et 1930, la ville est l’épicentre du «tumulte noir» (la formule est de l’aAchiste Paul Colin) – Michel Fabre écrira d’ailleurs l’histoire des «Nègres de Paris» dans un ouvrage justement intitulé La Rive noire. De Harlem à la Seine.11 Le monde noir à Paris, c’est d’abord une mode. Peu avant l’arrivée de Senghor, la Revue nègre puis le Bal nègre ont connu un succès considérable et donné un public populaire aux irituals, au jazz et aux danses «nègres» importés des États-Unis. «Ainsi pendant une quinzaine d’années, dans ce Paris d’après-guerre, déferlèrent en vagues successives, musique de Jazz et Charleston: la Revue Nègre du théâtre des Champs-Élysées révélant au public européen la future reine des Folies-Bergère et du Casino de Paris, Joséphine Baker, incarnation inédite autant qu’inimitable de la féminité noire; les negro- irituals de Roland Hayes; orchestres antillais et biguines créoles des Bals Nègres; sculptures africaines bouleversant tous les canons de la beauté classique; publications de Noirs français des Antilles dont un prix Goncourt; avec en sourdine, mais de façon déterminante pour certains, les rares exemplaires de l’Anthologie d’écrivains noirs des États-Unis réunie par le professeur Alain Locke».12 La naissance du mot négritude et les réflexions de Senghor sur les contenus à lui donner sont ainsi exactement contemporaines d’un véritable engouement populaire 5 «Léopold Sédar Senghor en direct avec…», entretien télédiRusé par l’ORtF le 19 décembre 1966. 6 «Le portrait» dans «Poèmes divers», Œuvre poétique, Paris, Le Seuil, coll. «Points Essais», 1990; nouv. éd. 2006, p.220. 7 La Poésie de l’action, Paris, Stock, 1980, p.50. Au cours de l’émission de télévision En toutes lettres (15 avril 1969), Senghor évoque le père Lalouse et la réaction qui fut la sienne face à sa conviction que «‹les uploads/Societe et culture/ burrel-la-negritude-de-senhor.pdf
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- Publié le Jan 15, 2021
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