Cahiers d’études africaines 187-188 | 2007 Les femmes, le droit et la justice G
Cahiers d’études africaines 187-188 | 2007 Les femmes, le droit et la justice Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) Marie Rodet Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/8162 DOI : 10.4000/etudesafricaines.8162 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2007 Pagination : 583-602 ISBN : 978-2-7132-2140-8 ISSN : 0008-0055 Référence électronique Marie Rodet, « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) », Cahiers d’études africaines [En ligne], 187-188 | 2007, mis en ligne le 15 décembre 2010, consulté le 17 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/8162 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesafricaines.8162 Ce document a été généré automatiquement le 17 juin 2020. © Cahiers d’Études africaines Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939)* Marie Rodet 1 La loi fut un instrument essentiel du pouvoir colonial en Afrique. Le droit était au centre de l’organisation coloniale française : il déterminait dans chaque colonie le système administratif et judiciaire ; il précisait le régime des personnes et la place des institutions et des coutumes locales. Cette architecture juridique devait à la fois maintenir la domination coloniale sur les « sujets »1, respecter les coutumes locales comme le mentionnaient les traités de colonisation et permettre l’émancipation de l’individu selon l’idéal universaliste révolutionnaire2. 2 Pour s’allier le pouvoir traditionnel et asseoir son propre pouvoir, l’administration décida de faire du respect des « coutumes indigènes » le pivot de sa politique de domination. Le pouvoir colonial chercha ainsi à « fixer » le droit supposé précolonial, dit « coutumier », pour mieux pouvoir l’utiliser. Ce fut, en Afrique occidentale française, l’origine des « Grands Coutumiers » publiés en trois volumes à la fin des années 1930 (Suret-Canale 1964 : 424). Ces recueils étaient destinés à servir de base juridique aux « tribunaux indigènes ». Mais cet essai de codification de la coutume, en niant sa possible évolution, mena en réalité à une certaine « invention de la tradition » (Hobsbawm & Ranger 1993) : il transforma des idées juridiques et culturelles fluides, fruits d’adaptations continues à un environnement changeant et de compromis liés aux conflits internes propres à chaque société, en des lois immuables. Le pouvoir colonial n’envisagea pas dans un premier temps que ces coutumes puissent être susceptibles de changement, en particulier au contact des valeurs et des normes européennes. 3 Ce gel de la tradition ne signifie pas pour autant que le pouvoir colonial ne prit jamais conscience de changements dans les modes de vie en Afrique occidentale française. Le débat sur l’éventuel encouragement de ces changements, soit par action juridique directe, soit par évolution progressive de la coutume par la jurisprudence des « tribunaux indigènes », fut, dès les années 1920, en particulier dans le domaine de la « condition de la femme » et du « mariage indigène », très vif au sein de l’administration coloniale (Robert 1955 : 85-86). Les décisions de l’administration Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) Cahiers d’études africaines, 187-188 | 2007 1 coloniale en la matière furent en réalité marquées, jusqu’à la fin des années 1930, par un tiraillement intrinsèque entre sa « mission civilisatrice » et son devoir de respect des coutumes (Rodet 2004). 4 Au-delà de ce tiraillement, il est intéressant de se demander dans quelle mesure l’interaction entre le pouvoir colonial local et ses administré(e)s influença la politique coloniale et la mise (ou la non mise) en place d’une législation spécifique sur « la condition de la femme » et le « mariage indigène ». L’introduction du droit colonial et l’établissement des tribunaux indigènes créèrent en effet une zone de contact spécifique entre le pouvoir et la population locale, entre l’administration des cercles3 et les femmes. 5 Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les contacts entre les femmes africaines et l’administration coloniale, à travers notamment l’examen de deux affaires de justice : l’affaire Sakiliba4 et l’affaire Haw. Ces deux affaires eurent lieu au Soudan français dans la région de Kayes à vingt ans d’intervalle (1918 et 1939). Elles sont, d’une part, une source importante d’informations sur les conflits hommes/femmes et les rapports de genre au Soudan français à l’époque coloniale. Elles montrent, d’autre part, que les femmes n’hésitèrent pas à s’adresser directement à l’administration pour contester le pouvoir patriarcal traditionnel et qu’elles forcèrent ainsi l’administration coloniale à prendre position sur ces questions. L’étude de ces deux affaires nous éclaire sur les rapports femmes, hommes, coutume et législation coloniale au Soudan français entre les deux guerres. L’affaire Sakiliba ou le gel de la coutume (1918) 6 Le 7 mars 1918, Niaka Sakiliba, veuve d’un employé du chemin de fer Kayes-Niger mort en service, était traduite devant le tribunal de subdivision de Kayes par le frère de son mari défunt, Hamady Coulibaly, qui demandait l’envoi en possession de l’héritage de son frère décédé quatre mois auparavant. Il exigeait ainsi que, comme le spécifiait la coutume, sa belle-sœur et ses enfants viennent vivre chez lui ou que celle-ci lui rende la dot payée par son frère lors du mariage, ainsi que les enfants. Le tribunal décida que Niaka Sakiliba devait aller vivre avec ses enfants chez Hamady Coulibaly, qui était tenu, quant à lui, de donner en échange les cadeaux d’usage pour le mariage. Niaka Sakiliba fit appel du jugement. L’affaire fut rejugée le 15 mars 1918 par le tribunal de cercle de Kayes présidé par l’administrateur-adjoint en l’absence du commandant de cercle. Le tribunal de cercle confirma le jugement du 7 mars. Ayant épuisé tous les recours juridiques, Niaka Sakiliba essaya de plaider sa cause auprès de l’administration centrale du Haut-Sénégal-Niger5, dans l’espoir que celle-ci l’aide à récupérer les biens de son ménage que son beau-frère avait déjà accaparés, et que l’intervention de l’administration coloniale lui permette finalement d’échapper à ce mariage. Elle envoya donc une réclamation, le 11 juillet 1918, au gouverneur du Haut-Sénégal-Niger à Bamako, Brunet, qui, à son tour, la renvoya, accompagnée de commentaires favorables, au gouverneur général de l’Afrique occidentale française à Dakar, Angoulvant, pour avis6. 7 L’affaire n’alla pas plus loin car l’administration coloniale à Dakar déclara ne pas vouloir s’immiscer dans les affaires indigènes et imposer des décisions qui risqueraient de remettre en cause de manière trop radicale les « coutumes indigènes ». D’après le Procureur général Teulet à Dakar, à qui la demande de Niaka Sakiliba avait également été transmise pour avis, ce genre d’affaire risquait en effet de provoquer « le conflit inévitable et dangereux entre deux coutumes et deux conceptions morales Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) Cahiers d’études africaines, 187-188 | 2007 2 diamétralement opposées »7, ce qui n’était pas sans danger pour l’ordre public en Afrique occidentale française. 8 La période ne semblait pas, par ailleurs, se prêter à des réformes fondamentales dans le domaine de la « condition de la femme » et du « mariage indigène ». En France métropolitaine, la Première Guerre mondiale affecta particulièrement les relations de genre. À la fin de la guerre, les Françaises qui travaillaient dans les entreprises de munition étaient invitées à regagner leur foyer et à désormais procréer pour la patrie8. Les valeurs patriarcales furent donc réaffirmées et l’ordre domestique réinstauré (Conklin 1997 : 176). Ceci se répercuta outre-mer par la volonté affichée des administrateurs de respecter les chefs coutumiers et leur pouvoir traditionnel et familial. La participation des tirailleurs ouest-africains à la Première Guerre mondiale fut, de plus, importante9 et l’administration coloniale souhaitait éviter tout trouble au moment où les tirailleurs commençaient à rentrer dans leur foyer10. 9 Le pouvoir colonial souhaitait à cette époque d’autant plus respecter les traditions et les « coutumes indigènes » que la position de la France au Soudan français n’était pas encore réellement consolidée. Les premières campagnes de conquête dans la région ne dataient que du début des années 1880 – c’est-à-dire de moins de quarante ans – et la zone n’était officiellement « pacifiée » que depuis 1900. 10 La confrontation entre le « droit coutumier » et les « principes de civilisation » du pouvoir colonial est au cœur de l’affaire Sakiliba. Le gouverneur Brunet, qui transmit au gouverneur général de l’AOF la réclamation de Niaka Sakiliba, soulignait que cette affaire soulevait la question du statut juridique des sujets français « constamment au contact de notre civilisation » et ayant « évolué vers une mentalité et des habitudes qui ne sont peut-être pas en harmonie avec [leur] statut actuel »11. Est-ce que ces « indigènes » devaient bénéficier d’un nouveau statut, d’un « statut intermédiaire » comme le suggérait Brunet ? Un décret de 191212 reconnut officiellement un « statut personnel » aux sujets d’AOF : les tribunaux indigènes devaient tenir compte de la coutume et de la religion des sujets pour rendre leur jugement13. Pouvait-on modifier dans ce cas le « statut personnel » pour les « indigènes évolués », comme l’article 6 sur l’institution de tribunaux spéciaux semblait le suggérer14 ? Dans sa réponse, le gouverneur général à Dakar se montra réticent à cette idée : « uploads/Societe et culture/ etudesafricaines-8162.pdf
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- Publié le Aoû 27, 2022
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