QUE SAIS-JE ? L'anthropologie MARC AUGE Directeur d'études à l'Ecole des hautes

QUE SAIS-JE ? L'anthropologie MARC AUGE Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales JEAN-PAUL COLLEYN Maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales 7e mille Introduction ’anthropologie désigne l’étude de l’homme en général. Elle se divise en anthropologie physique – l’étude de l’homme sous son aspect biologique – et en anthropologie sociale et culturelle. C’est de cette dernière, qui envisage la façon dont les langues, les organisations économiques, sociales, politiques et religieuses se développent au cours des temps, dont nous traitons ici. Face à l’impossibilité d’embrasser ce champ immense, nous avons pris le parti de soutenir une certaine conception, à la fois classique et moderne, de l’anthropologie. Classique parce que les théories du passé – y compris par leurs erreurs – nous ont appris des choses ; moderne parce que la discipline cherche ses explications librement, sans en recevoir de toutes faites de la part d’une autorité traditionnelle. Nous aimerions contribuer à montrer que l’ensemble des méthodes, des observations et des analyses de l’anthropologie peut aider à expliquer la complexité d’un monde contemporain en proie aux mouvements contradictoires d’une prolifération des diversités et d’une abolition des barrières. La contribution de l’anthropologie repose tout d’abord sur une méthodologie privilégiée : l’enquête de longue durée sur le terrain, l’observation participante, la communication directe avec des sujets sociaux qui ont eux-mêmes leur interprétation du monde. Elle repose ensuite sur sa fécondité épistémologique fondée sur une histoire, qui est aussi celle de ses concepts et de ses hypothèses théoriques. L’étude de cette histoire, avec ses prolongements dans nos préoccupations contemporaines, est essentielle, car toutes les sciences humaines reposent sur des présupposés anthropologiques, le plus souvent implicites, que seul un travail d’analyse peut mettre au jour. Dans cet ouvrage – dont l’enjeu est d’être pratique – il s’agit de mettre à la disposition du lecteur les outils qui peuvent l’aider à comprendre la diversité du monde actuel. Si l’objectif paraît simple, le chemin pour y parvenir n’en est pas moins semé d’embûches : inflation des publications, difficultés de vocabulaire, hermétisme de certains ouvrages spécialisés. Le spécialiste écoute peu les questions du « grand public », de telle sorte que, dans un ouvrage de vulgarisation, il est difficile de « traduire » les travaux érudits sans tenter de les faire correspondre artificiellement aux attentes de lecteurs profanes. À juste titre, les anthropologues ont cru devoir développer un vocabulaire spécialisé, mais sur de nombreuses définitions ils ne sont pas arrivés à établir un véritable consensus. Le lecteur non averti, pressé d’assimiler un savoir, pourra en ressentir un certain désarroi, mais cette incohérence apparente s’explique par la nature de la réflexion conceptuelle. Les grandes théories porteuses de vérités définitives n’étaient que des utopies. Aujourd’hui, on peut dire qu’à l’image d’une clé qui ouvre toutes les portes s’est substituée celle d’une boîte à outils dans laquelle chaque chercheur puise à sa guise et refaçonne chaque instrument pour progresser par approximations successives. Un travail d’enquête particulier amène, en effet, presque toujours à reconstruire les concepts adoptés pour les faire correspondre aux subtilités des faits observés. À cette contrainte s’ajoutent d’autres facteurs, qui rendent l’initiation à l’anthropologie difficile : non seulement le nombre des publications a explosé lors de ces dernières décennies, mais encore faut-il prendre en compte les recherches d’autres disciplines, tant il est vrai que l’anthropologie est, en elle-même, une discipline-carrefour. La plupart des termes utilisés par les anthropologues sont aussi utilisés par tout un chacun. Ils ne sont L jamais « purement savants » ou « purement techniques », ils ont souvent une connotation idéologique. Il faut d’ailleurs remarquer que le journalisme pratique volontiers une anthropologie parodique, en utilisant sans rigueur des notions exotiques de manière ironique pour désigner un statut ou une attitude dans notre propre société : on parlera du « cheikh du Collège de France », de la « caste des énarques », du « Grand Manitou » de la télévision publique, etc. Enfin, alors même que l’éclatement en spécialisations s’amplifie, les frontières extérieures de l’anthropologie se brouillent, notamment avec la sociologie. L’anthropologue est amené à utiliser les méthodes quantitatives de la sociologie et le sociologue recourt souvent aux méthodes qualitatives chères à ses collègues anthropologues. L’un comme l’autre s’attachent à comprendre la conception que les acteurs se font du monde social. La sociologie a connu un renouveau grâce à des études localisées menées avec les méthodes qualitatives de l’ethnographie. Certains sociologues sont très proches de l’anthropologie ; certains anthropologues changent de terrain, passent de l’Afrique ou de l’Amazonie à l’Europe. C’est à travers le sens que les acteurs assignent aux objets, aux situations, aux symboles qui les entourent, que les acteurs fabriquent leur monde social. Autre point de convergence : le fait social n’est pas identifié comme un objet stable, comme le pensaient les premiers ethnographes attachés à homologuer des traditions, mais comme un ensemble de processus qui ne cessent d’évoluer sous l’action des hommes. Il s’avère délicat de distinguer, parmi une énorme masse de livres et d’articles, ce qu’il faut savoir de ce qui ne serait qu’accessoire. Est-ce l’opinion qui juge ? Quelle opinion ? Celle du milieu universitaire ? Celle du grand public ? Sans doute faut-il faire grand cas des textes les plus fréquemment cités, mais les textes ignorés, passés inaperçus ou oubliés n’en sont pas pour autant insignifiants. La postérité elle-même est une maîtresse d’école trompeuse, car on ne cesse de redécouvrir dans la littérature spécialisée des travaux que les critères d’appréciation de l’époque n’avaient pas estimés à leur juste valeur. L’art de rédiger un ouvrage encyclopédique miniature, si l’on nous autorise cet oxymore, est question d’équilibre et d’échelle. Si nous nous maintenons au niveau de généralités, nous perdons la spécificité qui fait le prix de l’approche anthropologique ; si nous nous attardons sur un cas particulier, l’arbre masquera la forêt. Un « Que sais-je ? » doit recenser ce qui à nos yeux fait partie du savoir partagé des spécialistes, exposer leurs principales divergences et en même temps tenter d’éliminer les faux problèmes. Le terme savoir fait lui-même l’objet d’un débat. Le philosophe Gaston Bachelard mettait en garde contre la forme classique de la vulgarisation, qui risque toujours de ne transmettre que des résultats considérés comme acquis et des valeurs consacrées. Pour nous, il s’agit moins d’identifier un patrimoine commun ou de donner un aperçu des cultures du monde, que d’essayer de proposer quelques outils intellectuels qui en facilitent la compréhension. Il nous est impossible d’aborder tout le champ anthropologique qui embrasse rien moins que la condition humaine. Ce petit livre ne sera donc ni un dictionnaire, ni un Who’s who, car sur un si petit nombre de pages, l’entreprise consisterait à « jeter » quelques noms en ignorant tous les autres. Un effort élémentaire d’honnêteté nous force donc à afficher nos préférences, tout en laissant entendre d’autres voix. Chapitre I Comprendre le monde contemporain I. La confusion des termes thnographie, ethnologie, anthropologie : la confusion des termes, tant dans la littérature savante que dans les écrits de vulgarisation, a de quoi dérouter le lecteur. Tentons donc brièvement d’y mettre de l’ordre. L’ethnographie désignait d’abord (fin xixe -début du xxe siècle) la description des us et coutumes des peuples dits « primitifs » et l’ethnologie les connaissances encyclopédiques que l’on pouvait en retirer. En somme, l’ethnologie apparaissait comme la branche de la sociologie dédiée à l’étude des sociétés « primitives ». À cette époque, le mot « anthropologie » « tout court » était réservé à l’étude de l’homme sous ses aspects somatiques et biologiques. Aujourd’hui encore, aux États-Unis, lorsque l’on dit anthropology « tout court », on entend le plus souvent l’étude de l’évolution biologique des êtres humains et leur évolution culturelle au cours de la préhistoire. De nombreux départements y regroupent encore l’anthropologie physique, l’archéologie et l’anthropologie culturelle. Mais, depuis la fin du xixe siècle, l’expression cultural anthropology désigne l’enseignement comparatif que l’on peut tirer de l’ethnographie et de l’ethnologie, conçues comme la collecte de données et leur analyse systématique. De leur côté, les auteurs britanniques préfèrent l’expression « anthropologie sociale » à celle d’ « anthropologie culturelle », parce qu’ils privilégient l’étude des faits sociaux et des institutions. Dans les années 1950, Claude Lévi-Strauss a introduit en France l’usage anglo-saxon du terme « anthropologie » (mais sans l’adjectif « culturelle ») en tant qu’étude des êtres humains sous tous leurs aspects. Comme aux États-Unis, le terme détrônait, sans toutefois l’évincer, celui d’ « ethnologie ». Le succès du structuralisme, son impact sur les autres sciences humaines d’une part, les liens de l’anthropologie avec la philosophie et la sociologie d’autre part, ont fait qu’en France, lorsque l’on dit aujourd’hui anthropologie « tout court », on entend la discipline qui a affaire avec la diversité contemporaine des cultures humaines. Cette acception présente l’avantage d’une plus grande objectivité, en écartant l’idée d’un domaine clos constitué par des sociétés primitives, figées dans une histoire stationnaire, sans autre destin que de se reproduire à l’identique ou de mourir. Remarquons toutefois que l’abandon du point de uploads/Societe et culture/ l-x27-anthropologie-auge-marc-colleyn-jean-paul 2 .pdf

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