Les Cahiers d’EMAM Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée 28 | 2016 : Esp

Les Cahiers d’EMAM Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée 28 | 2016 : Espace(s) public(s) en Méditerranée L'espace public au fait du politique Mouvements de masse, espaces publics et contre-espaces publics Mass movements, public spaces and counter-public spaces Jan Spurk https://doi.org/10.4000/emam.1272 Résumés Français English Les mouvements sociaux des dernières années dans les différentes parties du monde ont en commun d’occuper pour une assez longue durée des places, des rues, des parcs et des squares, c’est-à-dire des espaces publics dans le sens physique et urbanistique du terme. Leurs agirs ne se limitent pourtant pas à ces actions classiques. Ils ont en outre en commun que cet agir public leur donne une grande publicité (dans le sens de Kant). Dans la tradition kantienne, reprise par exemple par Habermas, cette publicité permet la création d’« espaces publics » (« Öffentlichkeit ») qui lient les membres grâce à leur agir et à leurs communications délibératives. La délibération, selon certains critères procéduraux et normatifs, est contradictoire, mais elle permet le développement du sens et de la finalité de l’action, et, in fine, de la société, ainsi que des moyens à employer pour atteindre ces finalités. L’agir dans l’espace public est en général médiatisé. Cette médiatisation peut prendre des formes très différentes et souvent complémentaires. Ces mouvements sont interrogés sur leurs possibilités et leurs capacités de créer des contre-espaces publics. The recent social movements in different parts of the world have in common to occupy streets, parks and places, i.e. public spaces in the physical and urban sense. Their acting out is, however, not limited to these traditional actions. They also have in common that their actions produce a wide publicity (in the Kantian sense). In the Kantian tradition, continued for example by Habermas, this publicity allows the creation of “public spaces” (“Öffentlichkeit”) that bind members through their action and their deliberative communications. Deliberation, following some procedural and normative criteria, is contradictory, but it enables the development of meaning and finality of the action, and ultimately of society and the means to be employed to achieve these finality. The acting in the public space implies medias. This medias can take many different forms that are often complementary. These movements are questioned on their possibilities and capacities to create counter public spaces. Entrées d’index Mots-clés : Maghreb, Mouvement social, Publicité, Espace public, Contre-espace public Keywords : Maghreb, Social Movement, Publicity, Public Space, Counter-Public Space Texte intégral Introduction Depuis quelques années se produisent et se succèdent des mouvements de masse sans qu’il y ait une organisation politique organisatrice au centre de ces mouvements. Ces mouvements se produisent aux quatre coins du monde, de la place Puerta del Sol de Madrid à la place Tahrir au Caire, de l’avenue Bourguiba de Tunis à la place Taksim d’Istanbul, en passant par le Tompkins Square Park de New York près de Wall Street (photo) ou la Canton Road de Hong Kong… et « ce n’est qu’un début ». Ce ne sont pourtant pas des mouvements spontanés dans le sens naïf du mot, c’est-à-dire des mouvements qui se produiraient sans organisation et sans préparation. Ils ne sont pas seulement caractérisés par leur horizontalité, l’utilisation systématique des TIC, leur diversité sociale, idéologique et politique que l’on constate également dans d’autres mobilisations plus « modestes » (Frère, Jacquemain, 2013). Leurs manières d’agir ne sont pas complètement nouvelles non plus, mais – comme d’autres mobilisations – ils ont également en commun d’occuper et de s’approprier, au moins pour un certain temps, des espaces publics dans le sens urbanistique du mot : des places, des rues, des parcs etc. 1 SEARCH Tout OpenEdition Fig. 1. Occupation des places : l’exemple de Tompkins Square Park à New York. Aux quatre coins du monde, les mobilisations ont en commun d’occuper et de s’approprier, au moins pour un certain temps, des espaces publics dans le sens urbanistique du mot : des places, des rues, des parcs etc. Cliché : Paul De Rienzo, octobre 2011. Le début d’une autre politique Caractéristiques des mouvements Le constat selon lequel il ne s’agit pas ici de mobilisations politiques habituelles au sein de l’espace public dominant, qui sont un trait essentiel des démocraties, est largement consensuel. Nous avons affaire à des ébauches d’un autre espace public et, par conséquent, d’une autre politique et d’un autre politique que l’espace public établi, la politique et le politique établis. Ces ébauches n’ont pas (encore ?) abouti, loin de là ! On doit analyser ces processus avec beaucoup de prudence car l’histoire ne s’écrit pas linéairement, comme une simple accumulation de faits et d’acquis. 2 Un autre constat consensuel est que les mouvements évoqués sont « retombés ». En partie, ils se sont partiellement transformés en forces politiques qui ressemblent beaucoup à des partis politiques (par exemple Podemos en Espagne). D’autres acteurs se sont retirés de l’agir public. D’autres encore travaillent comme la « vieille taupe » dont Hegel dit que « souvent, il semble que l’esprit s’oublie, se perde, mais à l’intérieur, il est toujours en opposition avec lui-même. Il est progrès intérieur – comme Hamlet dit de l’esprit de son père : “Bien travaillé, vieille taupe !” » (Hegel). Marx a repris cette image hégélienne et il nous apprend que nous devons nous attendre à la réapparition de ces mouvements, ailleurs et d’une manière imprévue. « Nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement… » (Marx)1. L’histoire montrera si Marx a eu raison ; cet avenir est possible, tout aussi possible que son contraire. 3 Le premier trait caractéristique de ces mouvements est le fait qu’ils ont eu lieu de façon inattendue et étonnante. Les situations politiques et sociales dans lesquelles ils se sont produits sont très différentes. Ensuite, leurs formes se ressemblent beaucoup. Il s’y conjugue des mobilisations horizontales de réseaux existants qui s’élargissent rapidement et l’utilisation massive et systématique des TIC, même si ces mouvements ne sont pas des « cyber-mouvements » ou des réseaux sociaux. Bien au contraire, la présence physique dans l’espace public leur donne une réelle force et une importance politique. Ils prennent possession des lieux publics : des places, des rues, des parcs. 4 Ainsi les acteurs de ces mouvements vivent-ils ensemble et partagent-ils consciemment ces événements qui expriment non seulement les raisons (en général assez peu explicitées) pour lesquelles les acteurs agissent ensemble, mais également des émotions et des valeurs qui se créent en partie au cours de l’action (Frère, Jacquemain, 2013, 59-80). Ils développent au sein de cet agir commun le sens de leur agir et le sens que prennent ces événements. 5 Troisièmement, c’est grâce à la reprise de ces événements par les médias et par l’industrie culturelle qu’ils ont été rapidement popularisés et massifiés au plan mondial. 6 Ces événements procèdent généralement d’une contestation de la situation existante, d’un jugement négatif porté sur elle. Cela est le quatrième trait caractéristique de ces mouvements. Le fameux « Dégage ! » de la Révolution de Jasmin en Tunisie en est un exemple particulièrement clair. Il exprime ce qui lie ces mouvements qui s’approprient les lieux publics : la rupture avec l’ordre établi sur la base de l’indignation. L’indignation exprime le vécu douloureux que l’ordre établi n’est pas ce qu’il prétend être, ce qu’il pourrait être et ce qu’il devrait être. L’indignation n’est pas une critique systématique et argumentée comme une analyse scientifique. L’indignation se nourrit et prend forme dans des vécus concrets, dans des histoires et récits, dans des images et des émotions. Il revendique la « libération de » (Fromm, 1941/2010) cet ordre établi incarné par une personne, par exemple Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie, ou des institutions et des groupes flous, par exemple le 1 % dénoncé lors de Occupy Wall Street. Il s’agit donc de revendications d’une « liberté négative » (Berlin, 1995) car il n’y a pas de projet, pas de « libération pour » (Fromm, 1941/2010). 7 Le dernier trait caractéristique à évoquer relève de l’économie morale. La rupture revendiquée est, selon les acteurs des mouvements, nécessaire parce que l’ordre établi a dépassé une limite qui devait être respectée selon leur économie morale. C’est pour cette raison que la dignité, la karama en arabe, se trouve au centre de l’indignation des acteurs de ces mouvements. Ce sont donc surtout des raisons morales et non pas des raisons économiques ou sociales qui les font agir. On constate également le vécu, enthousiaste, de l’(auto-)affirmation comme sujet avec ses semblables et contre les dominants (par exemple « We are the 99 % » et « vous êtes le 8 Ce qui reste « Signes de l’histoire » (Kant) de l’émergence d’un autre espace public ? Espace public : un lieu d’ambiguïtés ? 4 1 % » de Occupy Wall Street) et l’expérience exaltante d’être capable de se libérer et de devenir autonome, du moins (très) partiellement et pour un certain temps. Certes, on connaît également la suite : les mobilisations retombent ; il s’installe une certaine normalisation comme par exemple, avec beaucoup de uploads/Societe et culture/ mouvements-de-masse-espaces-publics-et-contre-espaces-publics.pdf

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