Afrika Zamani, Nos. 9&10, 2001–2002, pp. 41–59 © Conseil pour le développement

Afrika Zamani, Nos. 9&10, 2001–2002, pp. 41–59 © Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique & Association des historiens africains 2002 (ISSN 0850-3079) _________________________________ * Cet article est tiré de la communication présentée au colloque ‘Historiens Africains et mondialisation’, 3e Congrès de l’Association des historiens Afri- cains, Bamako, 10-14 septembre 2001. ** Département d’histoire et archéologie, Université de Ouagadougou, Burkina Faso. Les cultures africaines à l’épreuve de la colonisation* Magloire Somé** Résumé L’idéologie civilisatrice du 19e siècle, par ses constructions de pensée négati- ves sur l’Afrique et par l’échelle des valeurs qu’elle a établie entre les sociétés humaines, a abouti à l’infériorisation du Noir et à son rejet au faubourg de l’his- toire. Cet article vise à montrer que si l’anthropologie de terrain a contribué à la réhabilitation de la personnalité négro-africaine, les élites africaines se sont réveillées au lendemain de la seconde guerre mondiale pour reprendre à leur compte cette lutte de réhabilitation qui leur incombait plus qu’à quiconque. Leur expression de la lutte sera nationaliste et anticolonialiste parce qu’elles étaient convaincuees que seule la reconquête de l’initiative historique pouvait permettre la revalorisation ou le renouvellement de leurs cultures. Abstract Through its negative thoughts about Africa and through the scale of value it ascribed to human societies, the nineteenth century civilising ideology resulted in the inferiorization of the black peoples and in a relegation to the sideline of history. This study aims at showing that if field work research in anthropology has made a contribution to improving how black Africa is perceived, the African elite’s struggle in the wake of World War II to push the perception struggle further oriented towards a nationalist and anti-colonialist agenda because they were convinced that only the recovery of the historical initiative would allow them to revalue and renew their cultures. Introduction Au XIXe siècle, et particulièrement au moment de l’explosion de l’im- périalisme colonial, le discours et la vision des Européens sur l’Afrique et les Noirs ont été très négatifs. L’idéologie civilisatrice a été à l’ori- 42 Afrika Zamani, Nos. 9&10, 2001–2002 gine de toutes les supputations et de toutes les imageries sur le Noir afri- cain. La connaissance qu’on avait de ce dernier était fondée sur les cli- chés déformants dressés par les voyageurs et les missionnaires et large- ment diffusés dans l’opinion par les publicistes. L’Afrique était présentée comme un monde de mystères, d’hostilité et de peur avec des traits cultu- rels choquants comme les coutumes sanglantes et le sacrifice humain. À cela il fallait ajouter la honte de l’esclavage. Ces aspects firent l’objet d’une forte contestation surtout de la part des missionnaires, venus rem- placer le fétichisme porteur de superstitions par la «vraie religion», évin- cer l’Islam et répandre les lumières de la civilisation européenne em- preinte de christianisme (Laverdière 1987: 70 et ss.) L’idéologie civilisatrice a même nié l’existence de cultures en Afrique et a établi une hiérarchie des valeurs dans laquelle celles de l’Afrique occupent le bas de l’échelle. Ces considérations négatives ont conduit au sortir de la seconde guerre mondiale à une réaction des élites africaines, décidées à réha- biliter les cultures et la personnalité négro-africaines. Mais il faut le souli- gner, les Africains sont entrés dans un processus de mondialisation de l’his- toire où ils jouent un rôle passif dans les échanges économiques et culturels. Les canons des institutions européennes s’imposent comme un système uni- versel en dehors duquel il devient impossible d’évoluer. De la conception d’une hiérarchie des cultures à la naissance du relativisme culturel Les Européens se fondèrent sur leur progrès technique et leur avance scientifique incomparables pour affirmer la supériorité de leur civilisa- tion sur les autres sociétés humaines. Charles Fourier considérait que la notion même de civilisation ne s’appliquait qu’à «la période particulière de la vie sociale où sont présentement les nations européennes» (cité par Schnerb 1961: 99). La civilisation européenne étant ainsi présentée comme la seule dont les valeurs sont universelles, ceci imposait à l’Europe le devoir de «civiliser» les autres parties du monde. L’idée d’une hiérarchie des valeurs dans l’échelle des communautés humaines constituait le pos- tulat de base communément admis. Les cultures européennes, imprégnées du christianisme et du rationalisme, représentaient l’absolu de la civilisa- tion, le sommet de l’évolution humaine. Au plus bas de l’échelle se trou- vaient les sociétés africaines considérées comme primitives et représen- tant de ce fait le premier stade de l’évolution humaine. Entre les deux extrêmes se situaient «les sociétés musulmanes et asiatiques qui sont ar- riérées ou retardées à un moment quelconque de leur évolution» (Girardet 1972: 139). Somé: Les cultures africaines à l’épreuve de la colonisation 43 La pensée anthropologique, qui se construit autour des descriptions des voyageurs et qui s’inspire de la théorie darwinienne de l’évolution- nisme, corrobore le concept fondamental d’une hiérarchie des cultures et des civilisations humaines. Pour atteindre à la civilisation, les sociétés humaines doivent suivre une «ascension continue et franchir des degrés d’évolution allant du stade primitif à la sauvagerie et à la barbarie» (Idem: 140). Les théories anthropologiques faisaient une large part au système de classification des sociétés humaines au détriment de l’étude de leurs systèmes sociaux et politiques. Elles niaient toute valeur spécifiquement africaine et pensaient que le Noir africain ne pouvait rien apporter à l’Eu- rope, du moins sur le plan moral et spirituel. Les Européens étaient una- nimes sur le caractère primitif du Noir mais ils le jugeaient diversement suivant leur famille de pensée. Les philanthropes et les missionnaires le considéraient avec une certaine pitié et s’attachaient à développer des idées assimilatrices et conversionnistes selon lesquelles les Noirs ne pou- vaient être sauvés que s’ils adoptaient le christianisme occidental. Leur conversion leur permettrait de combler leur retard en rattrapant l’Europe. On refusait ici de leur reconnaître une altérité ou du moins on pensait que leur altérité allait cesser avec la christianisation qui les rachèterait du péché originel (Salvaing 1994: 309-310). Les Républicains, à l’exemple d’Edmond Louveau qui fut administrateur supérieur de la Haute Côte d’Ivoire au cours des années 1930, pensaient que les Noirs étaient si arriérés qu’ils ne pouvaient pas accéder aux idées abstraites diffusées par le christianisme. La thèse d’un Lévy-Bruhl sur la mentalité prélogique des primitifs confortait le jugement des Républicains pour qui les Noirs ne pourraient jamais comprendre le christianisme qui est une religion dont le dogme et la morale sont trop élevés pour leur compréhension. Il fallait donc du doigté dans sa diffusion pour ne pas déstabiliser et démoraliser les sociétés africaines (Louveau 1920: 72). Une certaine opinion était favorable à la méthode de la civilisation graduelle consistant à convertir les Noirs d’abord à l’Islam avant de les convertir au christianisme. Cette tendance fut combattue au début des années 1920 par des observateurs avertis comme Delafosse (1921) et Brévié qui pensaient que l’animisme nègre résistait à l’islamisation et qu’une telle politique provoquerait une prise de distance des colonisés vis-à-vis du colonisateur français. Il était néanmoins possible de les faire évoluer en les éduquant à travers un système laïc et de les amener ainsi à franchir le stade religieux de l’évolution par lequel ils restaient enfoncés dans la superstition et la xénophobie pour les hisser au 44 Afrika Zamani, Nos. 9&10, 2001–2002 stade de la philosophie. Cette conception rejoint celle des philanthropes qui affirmaient que les Noirs pouvaient brûler les étapes de l’évolution et rattraper l’Europe. Brévié soutenait ainsi que la méthode éducative permettra au naturisme, par le processus de sortie de la religion, de dépasser les sociétés musulmanes et d’accéder au niveau des civilisations occidentales (Brévié 1923: 299). Les racistes, à l’image de Gobineau, s’emparaient de la théorie biolo- gique de l’évolution, voyant dans les Noirs une excroissance du règne animal et des êtres qui ne seraient jamais civilisés. Ils faisaient remarquer qu’il fallait dissocier le christianisme de la civilisation occidentale et uti- liser cette religion comme moyen de leur faire accepter leur situation d’arriération, ainsi qu’en Europe, on l’utilisait pour maintenir le pauvre dans le calme (Salvaing 1994: 310). Ces idées développées par l’anthropologie et largement répandues al- laient servir les intérêts de la colonisation. L’évolutionnisme anthropolo- gique voyait dans la colonisation le moyen de civiliser les sociétés primi- tives de l’humanité. Proudhon a pu définir ainsi la mission essentielle de l’Europe: «la personne humaine reste sacrée et tout ce que nous avons à faire, nous, race supérieure vis-à-vis des inférieures, c’est de les élever jusqu’à nous, c’est d’essayer de les améliorer, de les fortifier, de les ins- truire, de les ennoblir». Paul Leroy-Beaulieu, renchérissant sur le propos de Proudhon, affirmait qu’il est du devoir des peuples modernes de «ne pas laisser la moitié du globe à des hommes ignorants et impuissants» (cité par Schnerb 1961: 99). Les premiers administrateurs coloniaux in- sistèrent eux-mêmes sur la sauvagerie des Africains et notamment sur le caractère primitif des sociétés animistes. L’explorateur Binger, qui fut le gouverneur de la Côte d’Ivoire en 1894, faisait voir dans les sociétés africaines des formes primitives de communautés humaines profondé- ment ruinées par le fléau de l’esclavage. Il pensait uploads/Societe et culture/les-cultures-africaines-a-l-x27-epreuve-de-la-colonisation.pdf

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